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FEPEM Emploi à Domicile

Étude

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Septembre 2020

Rémunération des aidants et relations familiales. Quelles incidences de la monétarisation de l’aide sur les proches aidants ?

Jacqueline de Bony
Olivier Giraud
Anne Petiau
Barbara Rist
Abdia Touahria-Gaillard
Arnaud Trenta

Synthèse

Contexte et objectifs de l’étude

Le rapport de recherche « Rémunérations et statut des aidant.e.s : parcours, transactions familiales et types d’usage des dispositifs d’aide » a été réalisé par le Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE)1Unité mixte de recherche du CNRS et du Conservatoire national des arts et métiers (UMR 3320). dans le cadre d’un contrat de recherche avec la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). L’Observatoire des emplois de la famille a contribué aux côtés d’autres organismes à cette recherche2Les auteurs du rapport complet sont Jacqueline de Bony, chargée de recherche au CNRS, Olivier Giraud, directeur de recherche au CNRS, Anne Petiau, responsable du Centre d’étude et de recherche appliquées (CERA), Barbara Rist, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers, Abdia Touahria-Gaillard, responsable de la recherche et des partenariats scientifiques à l’Observatoire des emplois de la famille (FEPEM), Arnaud Trenta, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Anne Petiau, Abdia Touahria-Gaillard et Arnaud Trenta sont chercheurs associés au LISE. Durant toute la durée de la recherche, le groupe de travail composé des auteurs ainsi que de Julie Micheau, directrice scientifique de la CNSA et Elodie Corcuff, chargée de mission « aide aux aidants » à la CNSA, s’est réuni régulièrement.. Ce travail est né d’un constat et du souhait d’une réflexion partagée entre l’équipe du LISE et celle de la CNSA sur un aspect peu étudié des politiques publiques s’agissant des aidants dédommagés ou rémunérés pour l’aide consentie à un proche en situation de handicap ou en perte d’autonomie liée à l’âge.

En 2008, sont recensées en France 8,4 millions de personnes de 16 ans ou plus apportant une aide régulière à un proche dépendant3Enquête Handicap-Santé auprès des aidants informels, DREES, 2008. Enquête Handicap-Santé, volet ménages, INSEE. Nous ne disposons pas actuellement de chiffres plus récents. Une réactualisation est en cours.. La législation prévoit des modalités de rémunération ou de dédommagement pour l’aide dispensée. Compte tenu de leur implication, les aidants sont confrontés à de nombreuses difficultés telles que la conciliation des temps professionnels et personnels ou encore la gestion du budget familial. Cette présente synthèse4Le rapport de recherche final et la synthèse de ce rapport sont disponibles sur le site de la CNSA : https://www.cnsa.fr/remunerations-et-statuts-des-aidants-et-des-aidantes. s’intéresse à la façon dont s’articulent les modes de rémunération ou de dédommagement des proches aidants, les arrangements familiaux concernant l’accompagnement de la personne dépendante et l’impact de la monétarisation sur les formes de recours aux dispositifs d’aide aux aidants.

Méthodologie

La recherche repose sur une enquête de terrain d’une durée de 30 mois au cours de laquelle ont été recueillis des matériaux écrits (documents officiels) et oraux (entretiens semi-directifs auprès d’acteurs institutionnels, acteurs associatifs et proches aidants). La présente synthèse met l’accent sur l’enquête qualitative auprès des aidants au cours de laquelle une soixantaine d’entretiens au total ont été conduits en veillant à varier les situations d’aide :

  • par statut (aidants rémunérés, dédommagés, « bénévoles », etc.),
  • par profil biographique (genre, âge, emploi, relations familiales, revenu, habitat),
  • par « fonction » (type de personnes aidées ; nature et modalités de l’aide ; intensité et durée de l’aide ; soins requis ; niveau d’insertion ou d’isolement des aidés, etc.).

L’enquête s’est déroulée dans les départements de la Seine-Saint-Denis et de l’Isère, deux territoires contrastés sur plusieurs plans : géographique, démographique, socio-économique et politique. La recherche a porté sur les politiques départementales de l’autonomie et le déploiement des prestations dans le champ du grand âge et du handicap.

Principaux résultats

Cette synthèse présente deux principaux résultats relatifs à la renégociation des places familiales et aux rôles et enjeux de la monétarisation dans la relation d’aide.

Trois principaux paramètres déterminent les expériences des proches aidants et peuvent avoir une incidence sur la nature de l’aide apportée :

  • l’« ordre de mobilisation »5Weber Florence, « Les rapports familiaux reconfigurés par la dépendance », Regards croisés sur l’économie, 2010, n° 7, pp. 139-151., à savoir la position familiale et le rôle afférent à cette position qui va induire des attentes sociales et familiales ;
  • la qualification des actes dispensés au proche vulnérable : tous les soins ne mobilisent pas les mêmes compétences techniques ni le même travail émotionnel6Hochschild Arlie Russell, « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », Travailler, vol. 9, n° 1, 2003, pp. 19-49.;
  • des affects positifs ou négatifs qui préexistent aux expériences d’aide ou qui les impriment.

Deux grands motifs d’implication sont observés : une auto-assignation au rôle d’aidant qui révèle combien la norme d’entraide familiale peut être intériorisée par les proches, et une hétéro-assignation pour laquelle l’aidant est désigné par son entourage familial ou son environnement social.

Deuxième résultat : le rôle de l’argent dans la relation d’aide et les différences de perception associées à la rémunération ou au dédommagement de l’aide. Lorsque l’aidant est rémunéré ou dédommagé pour l’aide consentie, se posent des enjeux de définition de la nature de cet argent. Selon les configurations familiales et les histoires personnelles, cet argent peut être qualifié de salaire et considéré comme une ressource pour l’aidant. Dans d’autres cas, les prestations sont reversées au bénéfice de l’aidé ou sont rendues invisibles par la mise en commun des biens.

Conclusion

Notre enquête de terrain montre que l’aide aux proches dépendants préexiste très souvent à la rémunération ou au dédommagement. Autrement dit, les aidants recourent à la monétarisation de leur accompagnement dans un second temps. L’argent ainsi versé leur permet d’améliorer, même faiblement, leurs situations économiques rendues parfois précaires par la cessation d’une activité professionnelle. Toutefois, beaucoup relèvent que ce travail d’aide est financièrement sous-évalué.

Introduction

Proches aidants et monétarisation de l’aide : un enjeu social

Principaux acteurs de la solidarité privée, les aidants familiaux constituent un rouage essentiel des politiques publiques d’accompagnement de la dépendance : l’espérance de vie augmentant, les subsides publics déclinant, faire appel à eux pour accompagner l’avancée en âge ou le handicap est une réalité dans nombre de familles.

La loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées définit « l’aidant familial » de la façon suivante :

« Est considéré comme un aidant familial, le conjoint, le concubin, la personne avec laquelle le bénéficiaire a conclu un pacte civil de solidarité, l’ascendant, le descendant ou le collatéral jusqu’au quatrième degré du bénéficiaire, ou l’ascendant, le descendant ou le collatéral jusqu’au quatrième degré de l’autre membre du couple qui apporte l’aide humaine définie en application des dispositions de l’article L. 245-3 du présent code et qui n’est pas salarié pour cette aide. »7Article R. 245-7 du Code de l’action sociale et des familles (CASF).

La notion d’aidant a été précisée par la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement du 28 décembre 2015 (dite « loi ASV »), qui adopte la dénomination de « proche aidant » :

« Est considéré comme proche aidant d’une personne âgée son conjoint, le partenaire avec qui elle a conclu un pacte civil de solidarité ou son concubin, un parent ou un allié, définis comme aidants familiaux, ou une personne résidant avec elle ou entretenant avec elle des liens étroits et stables, qui lui vient en aide, de manière régulière et fréquente, à titre non professionnel, pour accomplir tout ou partie des actes ou des activités de la vie quotidienne. »8Article L. 113-1-3 du CASF.

Quand il s’agit de les compter, différents chiffres sont avancés car le recensement de cette population est malaisé. En effet, pour pouvoir être comptabilisé en tant qu’aidant, encore faut-il se reconnaître dans ce rôle. Or, dans la réalité, l’aide familiale ou des proches peut être sollicitée sans que ces derniers ne se définissent comme aidants. Chaque situation est singulière à la fois objectivement (durée et nature de l’accompagnement) et subjectivement (teneur de la relation avec l’aidé, charges mentale et émotionnelle…) : se considère-t-on aidant de son enfant en situation de handicap ? Est-on aidant de son conjoint atteint de maladie neuro-évolutive ou remplit-on son devoir d’assistance vis-à-vis de lui ? Aide-t-on son parent dépendant ou rembourse-t-on une « dette » contractée par le lien de filiation ?

En 2015, le volet ménage de l’enquête CARE9CARE : enquête Capacités, aides et ressources des seniors de la DREES., en permettant d’interroger les aidants déclarés par les enquêtés, recense 3,9 millions de personnes apportant une aide régulière aux seniors vivant à domicile en raison de leur âge ou d’un problème de santé (aide à la vie quotidienne, aide matérielle et/ou financière, soutien moral…)10Mathieu Brunel, Julie Latourelle et Malika Zakri « Un senior à domicile sur cinq aidé régulièrement pour les tâches du quotidien », Études et résultats, n° 1103, DREES, février 2019, p.2.. En outre, 3 millions de personnes âgées de 60 ans ou plus vivant à domicile déclarent être aidées régulièrement et près de la moitié d’entre elles le sont uniquement par leur entourage. Pour 19 % des enquêtés, l’aide provient uniquement d’un ou de plusieurs professionnels, et pour 34 % d’entre eux, cette aide est mixte (elle provient à la fois de l’entourage et de professionnels)11Brunel, Latourelle et Zakri, op. cit.. Le recours aux professionnels augmente avec l’âge car les besoins générés par la dépendance nécessitent un accompagnement à la fois plus technique, plus diversifié et plus long.

Quand l’articulation des temps sociaux devient complexe et que la perte d’autonomie du proche aidé augmente, l’investissement des aidants auprès de leur proche dépendant ne peut se faire parfois qu’au prix de la cessation d’une activité professionnelle. Lorsqu’ils sont possibles et acceptés, la rémunération ou le dédommagement, au moyen de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) ou la prestation de compensation du handicap (PCH), peuvent être envisagés par les aidants comme une alternative. Les personnes qui salarient leur proche pour l’aide que ces derniers leur apportent deviennent alors particuliers employeurs et leurs proches, salariés du particulier employeur.

Les configurations d’aide au domicile sont diverses et les expériences vécues de ce type spécifique de salariat également. L’aide des proches peine parfois à s’identifier à un travail qui requiert compétences et qualifications et, dans la mesure où il s’agit d’une activité salariée, ouvre des droits sociaux et des droits à la formation.

La recherche, dont l’objectif est d’analyser les effets de la rémunération et du dédommagement de l’aide sur l’implication des proches aidants, leur recours aux dispositifs d’aide et leurs équilibres familiaux, comporte deux volets. Le premier analyse les discours institutionnalisés dans l’espace national d’action publique français concernant la place des aidants des personnes en situation de handicap et des personnes âgées en perte d’autonomie. Les grands axes de ces discours, ainsi que les mesures et dispositifs concrets qui en ressortissent ont ainsi été étudiés. Au-delà de cette analyse de l’action publique dans l’espace national, deux études de cas départementales analysent spécifiquement l’action publique dans les domaines de l’autonomie et du soutien aux aidants dans deux départements : l’Isère en région Rhône-Alpes-Auvergne et la Seine-Saint-Denis en région Île-de-France. Elles portent sur la déclinaison des politiques nationales et s’intéressent également de près aux spécificités départementales qui se rattachent aux choix politiques des élus de différentes collectivités locales, mais ressortissent aussi de traditions spécifiques de mobilisations sociales ou de structuration de marchés locaux.

Le second volet produit des résultats de recherche sur l’expérience vécue et les trajectoires des aidants aux prises avec la monétarisation de l’activité d’aide. Les effets de la rémunération des proches sont explorés au travers de cinq grandes thématiques :

  • la construction des parcours de vie des aidants
  • la monétarisation du travail d’aide, la relation au travail et à l’emploi
  • le rapport à l’argent des aidants et la valorisation monétaire du travail d’aide
  • l’activité des proches aidants rémunérés
  • le rapport à la famille des proches aidants rémunérés

L’équipe de recherche a fait l’hypothèse que les parcours des aidants et le type de mobilisations auprès des proches sont étroitement liés à la densité des réseaux de soutien locaux et aux ressources propres des territoires. D’où la nécessité de croiser l’analyse des expériences vécues des aidants avec celle des contextes locaux d’actions publiques12La présente recherche étant une synthèse, ces éléments n’apparaissent pas ici. Ils figurent dans la recherche complète parue sur le site de la CNSA..

La recherche repose sur une enquête de terrain d’une durée de 30 mois au cours de laquelle ont été recueillis des matériaux d’une grande richesse :

  • des documents issus de la littérature grise, des textes officiels, des documents de travail ;
  • des données statistiques ;
  • des données qualitatives issues d’entretiens semi-directifs menés auprès de réseaux d’acteurs institutionnels (acteurs publics, privés marchands et associatifs) et auprès de proches aidants et de personnes aidées.

Une soixantaine d’entretiens au total ont été conduits auprès de proches aidants, dans deux départements, la Seine-Saint-Denis et l’Isère, en veillant à varier les situations d’aide :

  • par statut (aidants rémunérés, dédommagés, bénévoles13L’aidant peut être rémunéré ou dédommagé pour l’aide qu’il apporte. Dans le cadre de l’APA, l’aide du conjoint ne peut pas être monétarisée. Dans le cadre de la PCH, les conjoints ou parents peuvent être salariés si le degré de dépendance de l’aidé le justifie. Au 1er janvier 2020, lorsque l’aidant est rémunéré, le salaire horaire brut minimum s’élève 14,04 euros. Dans le cas du dédommagement, le montant horaire est de 3,94 euros (50 % du SMIC horaire) ou de 5,91 euros (75 % du SMIC horaire) en cas de cessation d’une activité professionnelle.),
  • par profil biographique (genre, âge, emploi, relations familiales, revenu, habitat),
  • par « fonction » (type de personnes aidées ; nature et modalités de l’aide ; intensité et durée de l’aide ; soins requis ; niveau d’insertion ou d’isolement des aidés, etc.).

Dans une première partie, nous reviendrons sur les dispositifs nationaux destinés aux aidants. Puis, la synthèse sera consacrée à l’analyse des entretiens en s’intéressant particulièrement au rapport que les aidants rémunérés ou dédommagés entretiennent avec leur famille et à la qualification de l’argent reçu pour l’aide dispensée.

I. L’action publique destinée aux proches aidants

Le chapitre du rapport complet consacré à l’action publique, dont est issue cette partie, a été écrit par Olivier Giraud et Arnaud Trenta.

I.1 Les dispositifs nationaux

La notion « d’aide aux aidants » traverse les politiques sociales qui leur sont destinées et le soutien aux aidants repose aujourd’hui en France sur trois grandes orientations : les solutions de répit, l’accompagnement dans l’accès aux droits et les dispositifs de formation.

Le répit fait l’objet d’une série de mesures ayant pour vocation de lutter contre la fatigue physique et mentale des aidants au moyen de « plateformes de répit » prenant la forme d’accueils de jour ou d’accueils temporaires en institution pour les personnes aidées. Le droit au répit pour les aidants a ainsi été introduit dans le cadre de la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Il a été repris dans le plan Alzheimer de 2008. Plus récemment des formules de répit ou relais ont été ouvertes par la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement de 2015 (dite « loi ASV »). Pour autant, ces dispositifs demeurent trop peu ambitieux au regard des besoins des aidants et des expériences faites dans d’autres pays, notamment au Québec (Canada), où le « baluchonnage » prévoit la possibilité d’une intervention continue à domicile d’un intervenant à demeure pour une période d’au moins 36 heures (Huillier, 2017).

Autre axe de la politique de soutien aux aidants, l’accompagnement des aidants dans leur accès aux droits et à l’information est un enjeu récurrent du domaine du soutien aux personnes avec handicap et de la perte d’autonomie. La complexité des dossiers, la multiplicité des intervenants, l’illisibilité des prestations illustrent un manque important de coordination entre les institutions publiques mais aussi entre les acteurs publics et les intervenants privés.

Enfin, la formation est également un enjeu fort du soutien aux aidants qui est loin de faire consensus. Les partisans de la formation y voient un moyen pour les aidants de mieux affronter les tâches qui leur sont demandées et de faire reconnaître le poids des tâches réalisées. Les opposants assimilent la formation à une assignation des aidants à l’accompagnement et au soin qui se substitueraient aux services professionnels. Les textes récents régissant le domaine14Loi n° 2001-647 du 20 juillet 2001 relative à la prise en charge de la perte d’autonomie des personnes âgées et à l’allocation personnalisée d’autonomie ; loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ; loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement ; Plan Alzheimer 2008. Article L.245-12 du CASF. mettent en avant la nécessité de procurer aux aidants des formations leur permettant de mieux affronter leur rôle, c’est pourquoi la CNSA s’est fortement engagée dans le financement de telles actions de formation. Pour l’essentiel, ces formations sont sous-traitées par des acteurs associatifs, privés et publics.

Outre les formations, il existe différentes formes d’accompagnement des aidants, en particulier autour des groupes de paroles et d’échanges entre pairs, comme par exemple le « Café des aidants® », marque déposée par l’Association française des aidants.

Par ailleurs, la conciliation entre aide apportée à un proche et activité professionnelle est encouragée. Les congés professionnels ouverts ces dernières années par différents dispositifs légaux sont, de ce point de vue, particulièrement explicites : mesures d’aménagement d’horaires pour les salariés, congés spécifiques pour proches aidants. Ces dispositifs permettent de s’engager dans des tâches d’aide, tout en poursuivant son activité professionnelle.

I.2 Les dispositifs de rémunération des aidants

En France, deux dispositifs, l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et la prestation de compensation du handicap (PCH) permettent de financer tout ou partie des besoins d’aide à domicile des personnes en situation de handicap et des personnes âgées. Les bénéficiaires de ces dispositifs peuvent rémunérer, au titre de l’aide humaine, des professionnels de l’aide à domicile ou des proches, sous certaines conditions.

Le bénéficiaire de l’APA peut choisir de rémunérer un ou plusieurs de ses proches, à l’exception de son conjoint ou de son concubin ou de la personne avec qui il a conclu un pacte civil de solidarité. Le bénéficiaire de l’APA devient alors un particulier employeur, il doit déclarer l’emploi de son ou ses salariés à l’URSSAF et payer des cotisations sociales.

Le bénéficiaire de la PCH peut quant à lui choisir de salarier ou de dédommager un ou plusieurs membres de sa famille15Article L. 245-12 du CASF. Il doit déclarer, au président du conseil départemental, l’identité et le statut des salariés qu’il emploie, le lien de parenté éventuel, le nom de l’organisme mandataire ou prestataire auquel il fait appel, ainsi que l’identité du ou des aidants familiaux qu’il dédommage. Qu’il soit salarié ou dédommagé, l’aidant familial doit déclarer aux impôts les sommes perçues. Dans le cas d’un contrat salarial, le bénéficiaire ne peut employer son conjoint, son concubin ou la personne avec laquelle il a conclu un pacte civil de solidarité, ni son père, sa mère ou son enfant, sauf si son état nécessite à la fois une aide totale pour la plupart des actes essentiels et une présence constante ou quasi-constante due à un besoin de soins ou d’aide pour les gestes de la vie quotidienne. Dans tous les cas, l’aidant familial employé ne doit pas être à la retraite et doit renoncer totalement ou partiellement à une activité professionnelle. Au même titre que l’emploi direct via l’APA, le bénéficiaire de la PCH devient alors particulier employeur. Il doit déclarer ces emplois à l’URSSAF et payer certaines cotisations sociales. Il bénéficie également de l’exonération des cotisations patronales, à l’exception de la cotisation accident du travail. Il est éligible au crédit d’impôt sur le reste à charge, à savoir les sommes engagées qui ne sont pas couvertes par la PCH. Il peut aussi utiliser le chèque emploi service universel déclaratif (CESU) pour déclarer ses aidants16« Le chèque emploi service universel (CESU) est un dispositif permettant à un particulier employeur de déclarer et rémunérer des activités de services à la personne. Ces services sont en principe rendus au domicile du particulier ; il peut également s’agir d’activités exercées hors du domicile dès lors qu’elles s’inscrivent dans le prolongement d’une activité de services à domicile. » Source : https://travail-emploi.gouv.fr/droit-du-travail/les-contrats-de-travail/article/le-cheque-emploi-service-universel-cesu-declaratif..

La mise en œuvre de dispositifs destinés aux publics fragiles17« Sont considérées comme « publics fragiles », au sens de la Sécurité sociale, les personnes âgées de plus de 70 ans (dépendantes ou non) ainsi que les bénéficiaires d’un dispositif spécifique lié à la perte d’autonomie ou à un handicap (…) allocation personnalisée d’autonomie, allocation d’éducation d’enfant handicapé, prestation de compensation du handicap, invalidité, personnes se trouvant dans l’obligation de recourir à l’assistance d’une tierce personne pour accomplir les actes ordinaires de la vie et bénéficiaires de certaines prestations d’aide sociale versées par le conseil général ou une caisse de sécurité sociale.» Rapport à la commission des comptes de la Sécurité sociale, résultats 2012, prévisions 2013, p. 48. engendre des effets sur tout l’écosystème de la personne bénéficiaire de ces subsides. Les proches aidants sont les premiers concernés car, selon la nature du dispositif et du lien entre l’aidé et l’aidant, ils pourront prétendre à une rémunération ou un dédommagement pour l’aide qu’ils dispensent. L’analyse des entretiens menés auprès des proches aidants montre que la monétarisation de l’aide, à savoir le fait d’être payé pour accompagner son proche dépendant, pose de nombreuses questions relatives à sa place dans la famille et à la légitimité des sommes perçues pour dispenser une aide familiale. La nature de cet argent et le bon usage qui doit en être fait soulèvent de nombreuses interrogations éthiques chez certains proches qui, potentiellement, vont procéder à des arrangements leur permettant de concilier valeurs morales et préoccupations pragmatiques. De même, l’investissement auprès de son proche correspond-il à un travail ? Est-il considéré comme un emploi ou relève-t-il de l’aide ?

II. Monétarisation de l’aide et rapport à la famille

Le chapitre du rapport complet consacré au rapport à la famille des proches aidants, dont est issue cette partie, a été écrit par Abdia Touahria-Gaillard. Les noms des enquêtés sont tous fictifs.

Cette partie analyse le rapport à la famille des proches aidants rémunérés pour l’aide et les soins qu’ils dispensent et explore les logiques familiales de l’aide aux proches. Cette aide est parfois présentée comme l’expression d’une solidarité familiale, mais cette dernière revêt des traits différents selon les configurations et les histoires personnelles. Comment cette solidarité s’exprime-t-elle ? Qu’est-il légitimement attendu d’un père, d’une mère, d’un enfant ? Quels sont les fondements de cette solidarité familiale ? À quel prix s’opère-t-elle ? À quels arbitrages contraint-elle ? Quelle place occupe la monétarisation de l’aide ?

II.1 La division familiale de l’aide aux proches dépendants

L’aide familiale aux proches dépendants revêt diverses formes, répond à différents types de besoins et fait jouer plusieurs acteurs, en coprésence ou non, en cohabitation ou non. Mais si les configurations sont multiples, on note toutefois, après analyse de nos matériaux empiriques, que la division familiale de l’accompagnement des proches dépendants procède de trois paramètres :

  • Une position familiale et un rôle afférent à cette position que Florence Weber (2010, p.145) nomme « ordre de mobilisation »,
  • Une qualification des actes dispensés au proche vulnérable : les soins paramédicaux ou médicaux, l’accompagnement aux actes de la vie quotidienne, les toilettes, etc… ne mobilisent pas les mêmes compétences techniques ni le même travail émotionnel (Hochschild, 2003).
  • Des affects positifs ou négatifs qui préexistent aux expériences d’aide ou qui les impriment.

Ces paramètres se combinent pour déterminer ce que les acteurs jugent légitime, « naturel » et possible de faire dans une configuration donnée.

II.1.1 Un ordre de mobilisation

La distribution des rôles semble suivre l’ordre de mobilisation que décrit Florence Weber : le conjoint de la personne aidée « est systématiquement en première ligne pour l’aide », ce qui ne signifie pas qu’il soit nécessairement seul pour décider (Weber, 2010, p.145). Lorsque cet aidant de « première ligne » est dans l’incapacité d’endosser ce rôle, les enfants sont alors désignés. En l’absence de l’un ou des autres, un parent éloigné est susceptible d’assumer et le cas échéant il s’agira plus probablement d’une femme, note Florence Weber (2010, p.145). Cet ordre de mobilisation rend visibles deux éléments : d’une part, l’intériorisation par les acteurs d’une norme d’entraide familiale. Dans leurs propos, ils soulignent qu’ils ne peuvent pas se soustraire à la solidarité familiale. D’autre part, si cette obligation relève du registre moral pour les acteurs, elle n’en reste pas moins une obligation civile. La solidarité familiale est effectivement sédimentée dans le Code civil et les critères d’éligibilité à la rémunération ou au dédommagement informent de ce qu’il est moralement et socialement attendu d’un enfant ou d’un conjoint (de l’obligation alimentaire entre ascendants et descendants, à l’obligation d’assistance entre époux, ou encore aux honneur et respect dus à ses parents).

L’aide publique étant subsidiaire à l’aide familiale, il faut que cette dernière soit inexistante ou épuisée pour pouvoir bénéficier de prestations et/ou d’allocations publiques. Cependant, l’ouverture des droits de rémunération ou de dédommagement à certains proches, comme le conjoint, varie en fonction du dispositif (APA ou PCH, salarisation ou dédommagement).

II.1.2 Une qualification des actes

Les besoins d’une personne en perte d’autonomie liée à l’âge ou en situation de handicap recouvrent un spectre allant de l’aide aux actes de la vie quotidienne à la prise alimentaire et médicamenteuse jusqu’à l’hygiène corporelle et intime. Les soins sont donc « entretien et réparation » (Cresson, 2006, p.10) puisqu’ils désignent à la fois « des préoccupations, des soucis, des efforts, des traitements médicaux, et une responsabilité vis-à-vis de quelqu’un » (ibid.). Pour Geneviève Cresson, analyser ce travail sanitaire profane et bien comprendre la portée des soins prodigués dans la famille imposent de « ne pas isoler valeurs et actions, symboles et activités » (ibid.). Le maintien à domicile impose qu’il y ait « une personne disponible au domicile » (Cresson, 2006, p. 9). Dans le cas de l’accompagnement des proches dépendants, le travail profane de soin se cumule au travail domestique : au domicile, la naturalisation de compétences supposées féminines mises au service des activités de reproduction rend invisible le travail d’aide des femmes (d’ailleurs ces dernières ne se considèrent souvent pas comme aidantes de leur mère mais comme fille d’abord). Dans les discours, le « travail domestique de santé », également nommé par Geneviève Cresson « travail sanitaire profane », revient souvent et se manifeste sous les traits d’un investissement jugé d’autant plus normal qu’il exprime un remboursement d’une dette intergénérationnelle ou un juste retour des choses qui se fait, comme le note une proche aidante rencontrée, « très naturellement parce que c’est ma mère. Tout simplement » (Samia Garbi)18Les noms des enquêtés sont tous fictifs.. La monétarisation de l’aide semble introduire une couche supplémentaire de complexité dans ces appréhensions, en impliquant une forme de reconnaissance par l’institution de ce travail domestique ou sanitaire, voire une forme de professionnalisation.

Chacun de ces actes de soin ou d’aide revêt une connotation particulière qui est elle-même modulée par l’identité de l’opérateur et le degré de conscientisation de la personne aidée : certaines interactions sont jugées naturelles quand d’autres sont jugées contre-intuitives. Qu’une mère lave son enfant, même s’il est du sexe opposé et même s’il est adulte, pourrait paraître socialement et moralement admis. Qu’une conjointe lave son mari pourrait sembler envisageable car elle a déjà eu auparavant accès à cette intimité. Mais qu’un gendre nettoie sa belle-mère et les règles qui interdisent certaines promiscuités paraissent niées. La division de l’aide familiale dont font état les enquêtés semble répondre aux prohibitions attachées aux appartenances familiales. Certains actes sur certains corps restent tabous19Cf. les travaux d’Ingrid Voléry et Cherry Schrecker, dans lesquels les auteures distinguent le travail thanatique du travail palliatif. « Quand la mort revient au domicile. Familles, patients et soignants face à la fin de vie en hospitalisation à domicile (HAD) », Anthropologie & Santé, 17, 2018. : la délégation de la tâche s’imposerait alors et s’orienterait vers un agent autorisé. Si, néanmoins la tâche doit être réalisée par la famille, elle peut potentiellement générer des affects négatifs et cristalliser de fortes tensions.

II.1.3 Des affects négatifs et/ou positifs

Dans les cas rencontrés dans notre enquête, l’obligation civile sous-jacente à l’ordre de mobilisation semble renforcée par deux autres éléments. D’une part, une norme de disponibilité plurielle (temporelle, physique, relationnelle) en vertu de laquelle le conjoint, surtout s’il est retraité, serait réputé plus disponible que les enfants, eux-mêmes devant répondre, le cas échéant, aux besoins de leur famille de procréation ; et d’autre part, par une gradation des affects selon laquelle le lien conjugal et la proximité généalogique justifieraient la proximité des liens et l’affection. Mais on note que la réalisation des actes de soin ou d’aide est également tributaire des affects, négatifs ou positifs, qui les accompagnent et/ou les justifient.

Par affect positif, on peut se figurer la palette des sentiments d’amour et de sollicitude vis-à-vis de son proche. Cet amour peut être cause et conséquence de l’accompagnement. Il en est une conséquence lorsque « l’affect positif de l’aidant » se situe en aval de la prise de la charge, à savoir comme l’expression de la satisfaction à avoir rempli son devoir conformément aux attentes familiales, sociales et morales. L’affect positif résulterait alors d’une gratification. Il en est une cause, lorsqu’il motive l’aide. En effet, très souvent dans les discours, nombreux sont les parents, enfants, petits-enfants et conjoints à avoir justifié leur accompagnement par « l’amour » porté à leur proche. L’amour, l’attachement, les affects positifs donneraient ainsi du sens à l’aide prodiguée, à l’envie de maintenir son proche dépendant au domicile (en cohabitant ou non). Comme le souligne Annie Germain, issue d’une fratrie de dix enfants et aidante de sa mère :

Annie Germain : C’est pas facile les aidants familiaux. Il faut aimer la personne gardée. Il faut aimer, il faut avoir des sentiments, il faut… Comment je pourrais dire… La force puis la force de vaincre.

Dans le cas de cette famille, la fille aidante interrogée rapporte l’expérience de son frère qui, pour avoir vécu 48 ans avec sa mère et être très attachée à elle, ne rencontre aucune difficulté à prodiguer des gestes de soins intimes, contrairement à ses autres frères et sœurs :

Annie Germain : C’est-à-dire qu’il y en a qui peut-être pouvaient mais, le truc, c’est qu’il faut vouloir le faire. C’est pas évident. Moi j’ai 4 personnes de ma famille qui ne pourraient pas. C’est impossible pour eux. C’est impossible. C’est même pas psychologiquement. C’est… Excusez-moi de ce que je vais dire… Mais torcher les fesses de sa maman, c’est pas évident. Pour un homme, c’est encore moins évident. Moi j’ai un frère qui s’occupe très bien de ma maman, mon avant-dernier petit frère qui s’occupe très bien de ma mère parce qu’il a vécu 48 ans avec elle. (…) Et il s’occupe très bien de ma maman. Mais il la connaît très bien aussi.

La longue cohabitation de ce fils au domicile de ses parents semble illustrer leur attachement mutuel et justifier les soins qu’il prodigue à sa mère dépendante. Les affects positifs sont ici soulignés par la sœur aidante à titre principal : puisque la bienveillance fonde l’accompagnement du fils, elle peut, si besoin, lui confier sa mère en toute sérénité. De plus cette affection mutuelle, si elle est probablement entretenue par la longue cohabitation, peut également révéler un sentiment d’obligation vis-à-vis de ses parents. Claudine Attias-Donfut et Sylvie Renaut (1994) soulignent que la durée de cohabitation pourrait expliquer l’impératif moral de l’accompagnement. Selon les auteures, l’importance de la cohabitation rendrait plus probable l’expression d’une solidarité familiale.

A contrario, un manque d’« amour » déclaré expliquerait, selon les personnes rencontrées, la difficulté à dépasser le dégoût suscité par certaines situations. Comme dans la situation de Marie-Pierre Eperon où l’absence d’affection dans le couple rend l’aide pénible et le rapport au corps déclinant de son conjoint difficile. Le registre de la contrainte émaille tout son propos.

Marie-Pierre Eperon : Il y a plus d’amour depuis longtemps de ma part. (…) C’est pas à cause de sa maladie. C’est à cause d’autre chose. (…) Je pense que c’est mieux que ce soit des aides à domicile. Parce que moi, les 2 mois où j’ai dû m’occuper de mon mari, le doucher… Quand il a eu de l’incontinence, il m’a fait pipi dessus… Quand c’est son mari. En plus, moi, le métier d’infirmière, c’est le DERNIER métier que j’aurais voulu faire. J’ai HORREUR de tout ce qui est médecin, médical, chirurgie, tout ça… Moi, c’est viscéral. Je suis pas du tout infirmière dans l’âme. Donc c’était d’autant plus difficile. J’ai vraiment pris sur moi. (…) Oh mais c’est très délicat. (…) Je le fais de temps en temps, quand il faut, mais pff… Ah non… Non, non, c’est bien mieux que ce soit des professionnels. Du coup, si je les avais pas, ce serait le placement. Je pourrais pas faire ça tous les jours. Non, non. (…) Je l’ai fait. Je l’ai fait parce que bien obligée. Comme de soigner un abcès mal placé, pff… Et après j’ai su que l’infirmière aurait pu venir, alors ! Mais bon, je savais pas à l’époque. Non, je suis arrivée au bout là, je peux plus. Déjà, quand il faut remettre la sonde comme il faut… Pff… Bon je prends sur moi. À Noël, par exemple, c’est la B.A. de l’année parce que… Je demande aux aides à domicile de pas venir le coucher parce que, Noël, on est en famille. Le soir, c’est moi qui le couche avec mon fils ou une de mes filles. Ils m’aident toujours. (…) On fait le minimum ce soir-là ! C’est Noël, on a fait la fête… Non, on le déshabille, on le… Bon, ça dépend, quelquefois, il y a des accidents puisque c’est l’incontinence urinaire, mais aussi fécale aussi quelquefois. Ça aussi faut le faire. Et ça m’arrive encore de le faire.

Toutefois, l’ambivalence des sentiments traverse d’autres expériences vécues, où le registre de la contrainte côtoie celui de l’affection et du plaisir partagé. Comme dans le cas de Martine Moineau, jeune retraitée, qui doit prendre en charge sa mère dépendante en dépit de ses envies personnelles. Sa propre avancée en âge lui fait craindre de ne pouvoir réaliser ses projets.

Martine Moineau : Quand j’ai pris ma retraite, et que là ça s’est dégradé pour maman, j’ai eu un coup – comment dire – de déprime et de panique, plus ou moins, en disant : « la retraite, toi, c’était pas ça. Toi, la retraite, c’était ton camping-car et basta ! Et tes chiens ». Vous voyez. Et donc, à ce moment-là, j’étais – comment dire… Je me voyais contrainte. Ça devenait une contrainte en fait. Et donc, avec un coup au moral quand même en se disant : « comment tu vas faire ? Comment tu vas faire, déjà, pour accepter ça ? Et puis comment ça va évoluer ? » Et puis… Et toi, tu prends de l’âge. (…) Il y a mon devoir en même temps et il y a mon plaisir de… Comment dire…Bon, je l’emmène parce que ça me fait plaisir, parce que je sais que c’est quelque chose d’essentiel pour elle, d’aller ailleurs, de voir autre chose, d’aller faire un petit resto. Tout ça, c’est vraiment… Et je sais que là, au moins, je fais quelque chose qui lui est profitable, vous voyez, qui va un petit peu la réconforter. Donc bon, voilà, ça me fait plaisir en même temps.

Ces exemples montrent combien l’aide apportée par les proches peut se conjuguer avec des situations variées sur le plan des liens affectifs entre aidants et aidés et s’inscrire dans une configuration où l’aide découle d’un lien affinitaire, ou au contraire s’effectue malgré l’absence d’amour.

Par ailleurs, le rapport à la famille des proches aidants rémunérés articule deux types de normes. Les premières sont exogènes. Il s’agit des normes prescriptives sédimentées dans le droit et la morale qui énoncent les règles régissant les obligations familiales et conjugales (une mère « doit » s’occuper de son enfant, les conjoints « se doivent » une assistance mutuelle). Les secondes sont endogènes et regroupent à la fois prescriptions familiales et prescriptions subjectives. (« C’est naturel parce que c’est mon fils » ou encore « c’est ma mère à moi, c’est à moi de m’en occuper »).

L’articulation de ces deux types de normes, exogènes et endogènes, détermine deux formes d’assignation au rôle d’aidant. La première se manifeste sous la forme d’une « auto-catégorisation » et d’une auto-assignation justifiées par la naturalisation de l’aide et/ou la défection de l’entourage.

La seconde forme de désignation au rôle d’aidant s’apparente à une hétéro-assignation qui se justifie par des conditions objectives de réalisation de l’aide et par une place d’aidant confortée, aux yeux de l’entourage, par l’histoire familiale.

II.2 L’auto-assignation au rôle de proche aidant : une intériorisation de la norme d’entraide familiale dégagée de toute considération financière

Souvent invisibles tant la norme d’entraide familiale semble intériorisée, les processus d’auto-assignation qui conduisent les proches à être aidants relèvent principalement de deux mécanismes : une naturalisation des liens familiaux qui inscrit l’obligation d’assistance au cœur des relations et une prise de responsabilité en raison de la défection de l’entourage. La possibilité d’être rémunéré ou dédommagé pour l’aide apportée ne constitue pas a priori une cause pour dispenser l’aide. La solvabilisation apparaît moins comme une finalité que comme un moyen de faire perdurer l’aide en permettant la disponibilité de l’aidant.

II.2.1 Le devoir parental

Les cas de parents d’enfants en situation de handicap illustrent à la fois le caractère inconditionnel et total de la sollicitude parentale accordée à l’enfant et, en même temps, le caractère prescriptif de la fonction parentale qui attribue des « droits fonctions » aux détenteurs de l’autorité parentale, autrement dit des devoirs.

Georges Colis : Moi je suis un aidant à 100 % mais c’est parce que c’est mon enfant. Est-ce que je l’aurais fait pour une autre personne ? Je sais pas. C’est pas un choix, c’est une obligation (…) N’importe quel parent… Enfin, pour moi, n’importe quel parent ferait ça pour ses enfants. C’est un choix… C’est une obligation de faire ça quoi. C’est normal. Je trouve que c’est normal. On a des enfants, il faut les assumer jusqu’au bout. »
« Aidant, j’ai appris ça quand… On le découvre quand on est dedans. Et du coup, je m’aperçois que c’est un boulot assez prenant. Moi, pour mon cas à moi, c’est aidant tout le temps quoi. Pour moi c’est naturel. Enfin, pour moi c’est naturel parce que c’est mon fils. (…) Pour moi, c’est même pas aidant, c’est normal. C’est père-fils et… C’est de la famille. C’est intervenir pour quelqu’un qu’on aime quoi. Pour moi, c’est naturel.

Ce père d’un garçon trisomique s’est arrêté de travailler pour s’occuper de son fils. Ses propos, transposables aux autres parents confrontés au handicap de leur enfant, se placent sur plusieurs registres. Tout d’abord, la naturalisation de l’aide semble justifier toutes les dimensions de l’accompagnement prodigué par le père. Dans ses propos, reviennent à plusieurs reprises les expressions suivantes : « c’est mon enfant », « pour moi c’est naturel », « c’est même pas aidant », « c’est normal », « C’est père-fils et… c’est de la famille. ». La nature du lien suffit à comprendre la teneur de l’aide qui, d’ailleurs, n’est pas ainsi nommée par l’enquêté. Deuxièmement, l’universalité de cette naturalisation énoncée par l’enquêté lui permet de se détacher de sa situation particulière de parent d’enfant porteur de handicap, puisqu’il rapporte sa sollicitude à celle de « n’importe quel parent ». Troisièmement, en plus d’être vécue comme une norme universelle, la sollicitude parentale relèverait de la prescription sociale : « c’est une obligation », « il faut les assumer » et se doublerait d’une prescription morale de l’aide : « c’est intervenir pour quelqu’un qu’on aime ».

L’aide investie comme un rôle parental, guidée par le devoir qui leur incombe, est compatible avec le fait de recevoir une rémunération.

II.2.2 La piété filiale

Ce processus de naturalisation se joue également à d’autres niveaux de la généalogie. On retrouve dans les propos des enfants aidants les mêmes arguments de naturalité et d’obligation morale.

Samia Garbi : Comment j’en suis venue à m’occuper de ma mère ? Ça s’est fait tout naturellement parce qu’il y a déjà un terrain relationnel où j’ai toujours été proche de mes parents. Je me suis mariée à 30 ans… Et je suis tombée enceinte assez rapidement. Et c’est exactement à ce moment-là que maman est tombée malade. Voilà, donc la vie a voulu que je suis jamais vraiment sortie de chez mes parents parce que tout est arrivé en même temps. Et de là, pour moi, ça s’est fait très naturellement parce que c’est ma mère. Tout simplement. Et puis effectivement j’étais très proche d’elle déjà.

Les discours des enquêtés sont émaillés d’arguments qui oscillent entre le caractère naturel de l’aide filiale et la notion de choix ferme et assuré. Annie Germain, seule de la fratrie de dix enfants à ne pas avoir d’obligations familiales, affirme toutefois que l’aide dispensée à sa mère ne s’est pas décidée en fonction de cette seule raison.

Annie Germain : Moi j’ai mon frère aîné qui a dit : « moi je peux pas m’occuper de maman. Je saurai pas faire ». Ma sœur aînée, elle est mère, elle est grand-mère, elle me dit : « j’aurais pas pu m’occuper de maman ». C’est comme ça. C’est un choix. Moi j’ai fait le choix de m’occuper de ma mère, pas parce que je ne suis pas mère, parce que je voulais pas la voir partir en maison de retraite où je vois beaucoup de gens : « sa grand-mère est morte en 2 mois ». Donc moi, ma mère, non.

L’accompagnement d’un proche dépendant fait parfois rejouer l’histoire familiale : l’aide procure une reconnaissance, une renégociation de sa propre place au sein des configurations familiales notamment lorsque l’accompagnement est quasi total et/ou qu’il concerne des actes intimes. Mais comme le nuance Catherine Gucher, « la décision de s’engager ne signifie pas pour autant la liberté de décision » (2010, p. 37) et ce, malgré une verbalisation sans équivoque du choix d’accompagner son parent dépendant.

II.2.3 L’aide conjugale

L’expression consacrée par la doxa « être marié pour le meilleur et pour le pire » revient dans les discours des proches concernés soit en filigrane, soit en étant clairement exprimée. Elle inscrit l’aide dans le registre de l’obligation d’assistance instituée par le Code civil. La situation de Malika Chaouchi, est un cas limite de cette naturalisation énoncée par l’Administration. Lors de ces démarches administratives pour obtenir quelques aménagements qui lui offriraient du répit, Malika Chaouchi 58 ans, sans activité professionnelle et mariée à un homme de 83 ans, rapporte qu’elle se heurte constamment à des fins de non-recevoir. En raison de sa grande dépendance, son mari ne peut bénéficier d’accueil de jour en établissement. Elle se retrouve dans une situation de grande fatigue. L’aide-soignante et la femme de ménage engagée en emploi direct ne lui permettent pas de se décharger totalement d’un accompagnement qu’elle vit comme un double piège sur le plan moral : d’abord parce que les liens du mariage engagent civilement et également parce qu’ils engagent religieusement. Se défaire de ces liens sans autre raison valable que vouloir recouvrer sa liberté exposerait selon elle à de grands châtiments :

Malika Chaouchi : Ah moi, je culpabilise. Ah moi, même pour le mettre dans une maison de retraite, les gens m’ont proposé, j’ai dit : « jamais. Maison de retraite, mon mari, jamais ». J’ai peur moi, j’ai peur du Bon Dieu, je suis une croyante. Ah là là… On ne sait jamais ce que demain il peut m’arriver. Je souffre, je pleure, je mets tout sur moi.

Pour autant, l’obligation d’assistance et la subsidiarité de l’aide publique sur l’aide familiale n’impactent pas de la même manière les expériences vécues dont certaines font état d’une aide conjugale naturalisée. C’est le cas de Fatima Chawqui. L’aide conjugale, en l’occurrence celle d’une épouse vis-à-vis de son conjoint, est ici clairement énoncée :

Fatima Chawqui : C’était automatique que je sois là pour lui, que je l’aide. Je suis sa femme et… Et surtout sur les choses de la vie du quotidien, qui d’autre va l’aider à part moi ? C’est normal que ce soit moi. Je suis sa femme.

Le caractère « automatique » de l’aide est lié au fait d’être conjoint, car comme le rappellent Jean-Sébastien Eideliman et Séverine Gojard (2008), l’aide conjugale dispensée par les femmes est souvent invisibilisée car potentiellement sous-déclarée en raison de son caractère domestique et quotidien.

Par ailleurs, de manière transversale à ces expériences vécues et quelle que soit la position de l’aidant (parent ou enfant), le refus de l’institutionnalisation revient régulièrement dans les discours. Le sentiment d’abandonner son proche est la première justification de ce refus, quand bien même l’aidant se rend compte que certaines situations peuvent l’imposer. Pour Fabienne Maison, l’institutionnalisation est l’expression du désengagement, du désamour maternel :

Fabienne Maison : Si j’avais été une mauvaise mère, on va dire, j’aurais trouvé quelque chose. Tout le monde trouve quelque chose. Même si ça ne lui plaisait pas. Mais moi ça me fait mal au cœur. Je ne veux pas qu’elle en souffre.

Cette solidarité générationnelle et ce sentiment de responsabilité du bien-être de l’aidé, se retrouve chez les enfants de parents dépendants pour lesquels l’institutionnalisation serait également l’expression du désamour filial :

Jeanne Glandet : Comme je vous ai déjà dit, pour moi, c’est une o-bli-ga-tion. Je suis peut-être la vieille conne, comme on dit. (…) Je comprends vous savez. Je comprends tous les gens qui ont des maladies comme ma mère. Pour certaines maladies qui sont pénibles, c’est parfois meilleur dans les maisons de retraite de les placer. (…) Mais moi personnellement, pour moi, ça a toujours été un grand problème. Et c’est pour ça que, oui, je suis l’aidante de ma maman. Oui. Oui, ça a un sens pour moi. Mais par obligation d’aider. Moi je ne pouvais pas supporter l’idée que ma mère aille dans une maison de retraite parce que… Je sais pas pourquoi. Je ne peux pas vous dire pour quelle raison. Mais je sentais que je l’abandonnais.

Dans ces situations, la forte naturalisation de l’aide semble générer des ambivalences chez les aidants rémunérés : indécisions quant à savoir s’il s’agit d’un choix d’aider son proche ou d’une assignation, mais aussi ambiguïté par rapport au statut d’aidant procuré par la rémunération. La catégorie institutionnelle d’aidant semble parfois faire sens, être appropriée, mais elle semble le plus souvent passer au second plan par rapport à la définition comme fille, mère, parent.

II.2.4 Aider en raison de la défection de l’entourage

Autre manifestation de la naturalisation de l’aide : celle d’une prise de responsabilité en raison de la défection de son entourage. En l’absence de mobilisation de la fratrie, un des enfants peut être amené à revêtir le rôle d’aidant principal sans qu’il s’agisse d’un choix initial de sa part. Bien que ce soit la défection familiale qui induise l’engagement, on peut parler de naturalisation de l’aide puisque l’aidant motive son accompagnement par des mentions à la piété filiale.

Naïma Sabour : On est 8. On a perdu 2 frères. On est 6. 4 filles et 2 garçons. Mais ne vous inquiétez pas, tout le monde travaille, tout le monde a sa petite vie bien rangée. Si ! Ils viennent prendre un café. Ils viennent en touriste. (…) Et c’est malheureux parce que je connais pas mal de familles dans mon cas. Et c’est toujours… Là, c’est pas le vilain petit canard, mais c’est toujours UNE personne qui s’occupe… Puis les autres trouvent ça normal. C’est normal en fin de compte.

Dans la famille de Maria Rodriguez, la division familiale de l’aide s’explique par une division sexuée des tâches qui confirme les hiérarchisations familiales et la place subordonnée qu’occupent les femmes dans cette échelle.

Des éléments relatifs à sa culture d’origine peuvent également justifier la désaffection des hommes dans l’accompagnement quotidien de leur mère. Ce serait aux femmes, garantes de la bonne tenue du foyer et de ses membres, que reviendrait le travail reproductif. Ici, l’aide se fait en tandem avec sa sœur, bien que le soin à ses parents dépendants assuré durant les années précédentes l’ait affaiblie et que sa maladie ait aggravé son état.

Question : Ah ! Vous avez 2 frères ! (…) Ils aident aussi un peu ?
Maria Rodriguez : Non. (…) Non, c’est des garçons, des espagnols. Mais le petit frère vient de temps en temps. Tous les 15 jours, il vient voir ma sœur, ma mère. Il vient. Mais non, on leur a jamais laissé… (…)
Question : Ah oui, même quand vous habitiez à Lyon, il venait pas beaucoup.
Maria Rodriguez : Non. Le grand, non, pas du tout. Le petit, il venait la voir mais il s’est jamais occupé de ma mère.
Question : Et ça, ça vous a toujours paru normal à toutes les deux ou c’était…
Maria Rodriguez : Non, non, non… Samedi-dimanche, il travaille pas. Le soir, il aurait pu te dire : « allez viens, je te la garde une heure, va prendre l’air ». Non, parce que les garçons, c’est des garçons espagnols. C’est comme ça quoi. Mon frère, il a… Ma belle-sœur me dit : « moi je pourrais jamais faire ça. Je sais pas comment vous faites pour faire ça. Moi, ma mère, elle irait en maison ». Donc j’ai bien compris que je pouvais pas demander de l’aide (…). Ils sont bien gentils ! Mais ça, là-dessus, non. Ils nous disent : « je sais pas comment vous faites ». Chaque fois ils nous le disent. On sait jamais. S’il nous venait l’idée de leur demander, alors là ! « Je sais pas comment vous faites ! Moi je le ferais pas ! »

La thématique du non-choix revient à plusieurs reprises pour des « parents piégés » par l’assignation sociale et culturelle ou par obligation morale qui se résignent à dispenser l’aide.

Question : Et vous, ça a été quelque chose qu’il a fallu que vous… Comment dire, que vous acceptiez ?
Samia Garbi : Oui. Au début, c’était de bonne volonté. Quand, après, pas mal de souffrance physique et que ça devenait dur, oui, j’ai… J’ai dû l’accepter parce que j’avais pas le choix.

Maria Rodriguez : Non, non, ça n’a pas été choisi. C’était obligé quoi. On était obligées de la faire quoi. Non, on aurait eu le choix… C’est pas ce que je ferais.(..) Mais bon, on se dit qu’on le fait pour elle et… Non, non, si j’avais pas ma mère, on ferait des activités. On se serait inscrites dans une association…, on aurait fait des trucs. (…) Pas tous les matins je me lève en me disant : « purée, qu’est-ce que je fais ». Non, je me dis plus ça. Je me le dis pas. MAIS je sais que c’est pas un choix. »

Dans le même mouvement que pour le devoir familial et les liens d’affection, la rémunération se conjugue avec des logiques d’engagement dans l’aide qui relèvent de la responsabilité familiale.

II.2.5 Des formes de non-recours à l’aide extérieure

Il arrive souvent que l’aide au domicile se partage entre accompagnement familial (rémunéré, dédommagé ou non) et accompagnement par des services extérieurs. Ces derniers (services prestataires, mandataires, emploi direct, services infirmiers, personnel paramédical), extérieurs à la famille, se rendent au domicile selon un planning préétabli, a priori en concertation avec la famille. Or, les discours rapportent très souvent la fatigue liée aux interventions ressentie par les aidants : l’obligation de devoir les anticiper, en se réveillant à temps, en mettant le matériel à disposition, en libérant l’espace, leur donne le sentiment de ne plus être chez eux, lorsqu’ils co-habitent avec l’aidé, et de ne pas maîtriser leur environnement. Ces aidants préfèrent, quand cela est possible, ne pas déléguer certains actes pour pouvoir disposer de leur temps et de leur espace. Pour autant, tous ne délèguent pas l’accompagnement à d’autres membres de la famille au prétexte que l’interconnaissance serait déjà forte et les relations plus fluides. Le non-recours à l’aide familiale renseignerait donc sur la « santé » des liens intrafamiliaux. Car si la force des liens familiaux se mesure à l’aune des possibilités d’échanges et de facilitation qu’ils offrent, décider de ne pas recourir à cette aide pourrait informer de la dégradation des relations intrafamiliales. Ce non-recours à l’aide familiale se colore différemment selon les griefs objectés par le proche aidant (manque de plasticité, de polyvalence, de confiance, d’accessibilité et de gratuité pour reprendre les paramètres identifiés par Déchaux, 1996).

Ces formes de non-recours associées à une naturalisation quasi-systématique de son rôle d’aidant plongent le proche dans une « expérience totale » au sens qu’en donne Robert Castel (Fernandez, 2010, p.29). Ces non-recours informent notamment des négociations identitaires à l’œuvre chez les individus car ne pas demander d’aide revient à réduire l’échange aux seuls pourvoyeurs et récipiendaires des soins. Investir seul le rôle et la fonction d’aidant, c’est se mettre en position de recevoir, seul, les rétributions économiques et/ou symboliques liées à l’aide (Voléry et Vinel, 2016). En effet, l’accompagnement peut mettre en œuvre de multiples formes de rétribution symbolique. Le pourvoi d’aide s’apparente alors à des formes d’économie familiale dont les échanges, comme le précise Déchaux (1996), peuvent ne pas être financiers. De même, des réaménagements de sa relation au parent aidé peuvent se manifester sous la forme d’un surinvestissement des rôles familiaux comme en cas de maternalisation par exemple, où l’aidant infantilise sa mère (Ruffiot, 2010, p. 165).

Toutefois, on observe également des formes de non-recours qui procèdent de mécanismes de défense répondant à la crainte de l’intrusion des professionnels dans son environnement intime. Par ailleurs, la pudeur, la peur de déranger son entourage, ou encore la fierté peuvent également guider les comportements de manière plus ou moins ostensible.

Parfois, l’investissement dans une fonction d’aidant familial se produit à la suite d’une catégorisation produite par d’autres acteurs (familiaux, professionnels, institutionnels, etc.).

II.3 L’hétéro-assignation : une désignation exogène

Au-delà des caractéristiques prétendument corrélées à des prédispositions de pourvoyeurs d’aide (enfants, parent, femme, au chômage, etc.) et qui induisent des mécanismes d’auto-assignation, la désignation au rôle d’aidant peut être justifiée par un cumul de prédispositions objectivées qui opèrent comme des raisons nécessaires et suffisantes de dispenser l’aide. Ces conditions objectivées relèvent de domaines différents : conditions matérielles, conditions d’organisation (temporelles et spatiales), situation familiale, disponibilités sur le marché de l’emploi ou encore d’expérience professionnelle.

La situation familiale qui paraît la plus propice pour cohabiter et s’occuper d’un parent dépendant semble être celle d’une personne sans enfant à son domicile. La fratrie délègue d’autant plus facilement ces missions de soins que les contraintes leur paraissent moindres pour l’aidant.

Annie Germain : J’ai pas d’enfant, j’ai pas de petits-enfants, je suis la plus amenée à pouvoir… Ça ou la maison de retraite ? Non, elle est très bien là.

De même, la situation par rapport à l’emploi détermine-t-elle les parcours des proches aidants. Comme le rappelle Roméo Fontaine, « aider se traduit par une diminution de l’offre de travail (…) les individus doivent en partie arbitrer entre temps consacré à travailler et temps consacré à aider » (2009, p.46). Si la situation par rapport à l’emploi offre de plus ou moins grandes disponibilité et flexibilité, ces dernières seront considérées comme des critères d’enrôlement dans l’aide.

Dans le cas de Djamila Mellouki, aidante de son grand-père âgé de 93 ans atteint des maladies de Parkinson et Alzheimer, l’accompagnement est tout d’abord justifié par un attachement particulier à cet homme qui les a élevées, elle et sa fratrie, au décès de leur mère. Faire de l’accompagnement une activité rémunérée est venu dans un second temps à la suite d’un rendez-vous avec sa référente sociale car elle avait cumulé « petits boulots » et activité d’auxiliaire de vie sans pouvoir pérenniser ces emplois. Elle se retrouvait donc dans une situation précaire, avec pour seule ressource le RSA.

Djamila Mellouki : J’ai un bac pro secrétariat ce qui n’a rien à voir avec ce que je fais.(…) (la référente sociale) me disait : « faites-le, faites-le, oui, oui, oui ». Et au bout d’un moment je me suis dit : j’arrive pas à travailler, trouver les horaires… C’est vrai ! travailler que le matin ou de nuit c’est compliqué quoi. Du coup je me suis lancée. Du coup je suis aidante familiale depuis le 1er avril de l’année dernière, 2016.

Les expériences professionnelles antérieures qui relèvent de l’aide et du soin viendraient confirmer une plus grande compétence de ces aidants et rassurer les professionnels et la famille qui leur délèguent ces missions. Les aidants concernés admettent également que ce parcours d’accompagnement est plus cohérent pour eux-mêmes puisqu’ils administrent à leur proche des soins qu’ils auraient prodigués dans le cadre professionnel à des inconnus.

Maria Rodriguez : Et donc moi j’étais auxiliaire de vie. Voilà donc je me suis dit : au lieu de m’occuper des autres personnes, je vais arrêter. C’était obligé, tous les médecins nous le disaient. Donc j’ai arrêté de faire auxiliaire de vie et je me suis occupée de maman.

À ces conditions objectives s’ajoute la force d’une prise de décision collégiale qui peut revêtir deux formes :

  • Un blanc-seing pour les autres membres de la famille qui se sentent ainsi dédouanés de l’accompagnement :

Fabienne Potager : Quand je leur dis : « tu me le prends quand ? » ; « Oh attends. Là, on n’est pas là. Là, on n’est pas là ». Oui, en fait, ça reposait sur moi quoi. Je l’ai fait volontiers parce que j’étais toute seule. Voilà, je suis toute seule. Donc j’ai dit : « Je peux le faire ».

  • Une délégation pour le « bien de la famille » : un membre de la famille se voit déléguer par les autres l’exécution de l’accompagnement. Mais cette aide par procuration ne dédouane pas pour autant les autres membres qui restent des acteurs à distance.

Annie Germain : Je garde ma mère comme je la garde pour les 10 ! Parce que moi je peux me permettre de… Voilà, j’ai pas d’enfant, j’ai pas de petits-enfants, je suis la plus amenée à pouvoir… Ça ou la maison de retraite ? Non, elle est très bien là. C’est un choix après. Mais c’est un choix à 10, pas un choix toute seule.

Dans d’autres configurations, l’attribution collégiale de la place d’aidant est ressentie comme une contrainte mais néanmoins interprétée comme nécessaire pour la cohésion de la famille :

Marie-Pierre Eperon : Oui donc c’est une vraie décision d’avoir décidé de rester aidante, c’est une VRAIE décision de famille. Voilà, c’est ça, c’était de famille, vraiment pour les enfants.

L’engagement comme aidant rémunéré se présente ainsi en tension : entre disponibilité permettant à l’aidant de choisir cet engagement et enrôlement justifié par des conditions « favorables », entre opportunité d’emploi ou de revenus et compromis dans un contexte social ou économique peu satisfaisant. Ainsi, même si la rémunération semble venir répondre aux besoins de certains aidants, ces tensions tendent à suggérer que la rémunération constitue rarement un choix libre et positif, mais plutôt un arbitrage dans un contexte fortement contraint.

III. Rapport à l’argent des aidants et valorisation monétaire du travail de care

Le chapitre du rapport complet consacré au rapport à l’argent des proches aidants, dont est issue cette partie, a été écrit par Anne Petiau.

Cette partie s’intéresse aux discours et aux attitudes des aidants vis-à-vis des sommes reçues en contrepartie de l’aide apportée à un proche, dans le cadre des dispositifs APA et PCH. Il s’agit de saisir comment les aidants qualifient les sommes, quels termes ils utilisent pour en parler, mais aussi de s’intéresser aux usages des sommes dont ils rendent compte et à leurs modalités de circulation dans la famille. Dans une seconde dimension, la rémunération est abordée comme valorisation monétaire d’une activité, d’un travail (fût-il non reconnu comme tel) et comme ressource qui vient couvrir certaines dépenses. Il s’agit alors de s’intéresser au regard que portent les aidants sur les sommes qui leur sont attribuées au regard du travail de care accompli, mais aussi à leurs arbitrages concernant l’utilisation de ces revenus.

III.1 Des ressources pour l’aidant

Un premier groupe d’attitudes consiste pour les aidants à envisager les sommes reçues au titre de l’aide humaine via la PCH ou l’APA de l’aidé comme une ressource qui leur est destinée, conformément à l’esprit des dispositifs.

III.1.1 La rémunération, entre aide et salaire

Les aidants n’emploient pas tous les mêmes mots pour qualifier les sommes qui leur sont destinées via la prestation de leur proche. Certains qualifient les sommes d’« aide » ou de « plus ». La faiblesse des sommes reçues favorise cette appréhension :

Malika Roubir : Ah non, c’est pas un salaire. 300 euros, pour moi, c’est pas un salaire. M’enfin bon, ça aide toujours (…).

Muriel Carrera : C’est sûr, ça remplace pas mon salaire. C’est combien ? Je sais pas…
Époux de Muriel Carrera : 500 euros C’est 3 heures payées par jour. 500 euros à peu près par mois.

L’emploi du terme « d’aide » semble dans certains cas pouvoir être interprété comme un dédommagement venant compenser l’impossibilité d’exercer une activité professionnelle rémunérée en raison de l’aide apportée. Ainsi, tandis que Jacqueline Belliard qualifie de salaire la rémunération pour l’aide qu’elle a apportée à ses parents – mise en place sur les revenus de ses parents, en dehors du dispositif APA –, elle considère en revanche l’allocation d’aidante familiale qu’elle a reçue pour s’occuper de son fils polyhandicapé comme une compensation de l’empêchement à travailler :

Jacqueline Belliard : Non, pour mon fils, c’était pas comme un salaire. Enfin si… Je me suis jamais posé la question. J’y avais droit, je pouvais m’occuper de mon fils et puis voilà. Mais je me suis jamais posé la question… C’était une aide pour moi. Une aide. (…) J’aurais eu un travail vraiment, et Patrick aurait accepté que ce soit des personnes qui le gardaient… J’ai essayé, mais ça a été une catastrophe. Enfin, il aimait pas. Donc voilà. Puis je vous dis, moi, quand il est malade, je le laissais pas. Donc, physiquement, j’y arrivais plus. Moralement et physiquement, c’était plus possible. Ça allait pas.

On voit ainsi une distinction qui recoupe celle entre le salariat dans le dispositif APA et le dédommagement dans le dispositif PCH, ce dernier pouvant être interprété comme un soutien financier à la fonction parentale et à l’empêchement de travailler plutôt que comme la rémunération d’une activité salariée. Pour des retraités, la rémunération peut apparaître comme une ressource complémentaire ; c’est le cas par exemple de Naïma Sabour et de Fabienne Potager qui considèrent toutes deux la somme reçue au titre de l’APA pour l’aide qu’elles apportent à leur parent comme venant compléter le revenu principal que constitue leur pension.

Une seconde attitude consiste à qualifier au contraire la somme reçue au titre de leur aide de salaire. Certains facteurs semblent favoriser cette appréhension comme être dans la vie active, avoir interrompu son activité professionnelle pour accompagner un proche ou percevoir une rémunération d’un certain niveau par exemple. Tous les aidants qui utilisent le terme de salaire perçoivent une prestation qui se situe au-dessus de la moyenne du montant des rémunérations de notre échantillon, soit 712 euros mensuels. Ainsi, Georges Colis, aidant de son fils, reçoit 941 euros au titre de la PCH. Actuellement au chômage, il était auparavant responsable de maintenance, activité qu’il a interrompue pour pouvoir s’occuper de son fils, qui doit rester alité en raison de son cœur fragile.

Georges Colis : Payer les factures, la nourriture… Enfin, pour moi, c’est comme un salaire. Ça sert à ça. C’est payer les factures, le manger… Les loisirs. (…) De toute façon, on gagne un salaire, c’est pour payer de toute façon. On n’a pas le choix !

Il est notable que les aidants qui mobilisent le vocabulaire du salaire complètent souvent l’allocation avec d’autres ressources. Ainsi, les ressources d’Isabelle Normand sont composées en partie des revenus d’une activité professionnelle, et en partie des prestations sociales. Elle perçoit 800 euros pour son activité d’assistante maternelle – un métier qu’elle dit avoir choisi, après être restée longtemps sans travailler, pour exercer à domicile et pouvoir continuer à s’occuper de sa fille – et perçoit 600 euros d’allocation compensatrice pour tierce personne (ACTP) pour l’aide qu’elle apporte à sa fille handicapée, parvenant ainsi à une rémunération de 1 400 euros, à laquelle s’adjoignent 200 euros d’aide au transport. Autre exemple, Djamila Mellouki, aidante de son grand-père, bénéficie de 600 euros de rémunération via l’APA, complétée par une prime d’activité de la CAF de 280 euros. Elle qualifie cette somme de « presque 900 euros », qu’elle considère comme n’étant « pas négligeable », d’un « salaire plus élevé » qu’auparavant avec le RSA. Elle est cependant très ambivalente par rapport au terme de « travail », se considérant « aidante familiale » et s’appropriant l’idée d’un statut tout en estimant qu’apporter son aide est avant tout une forme de remboursement de dette à son grand-père chez qui elle a grandi.

Même si les aidants nomment « rémunération » les sommes reçues en échange de l’aide, ils considèrent tout de même cet argent comme une compensation au fait de ne pas pouvoir occuper un emploi qui donne accès à l’ensemble des droits sociaux et à une rémunération juste. Ces aidants parlent de salaire tout en soulignant que leurs conditions de travail et de rémunération actuelles sont bien loin de celles de leur vie professionnelle antérieure.

III.1.2 Amélioration des ressources et arrangements

Plusieurs aidants complètent les prestations pour améliorer leurs ressources, réalisant ainsi des formes d’arrangements avec les dispositifs APA et PCH. Une première pratique consiste à utiliser une partie de l’APA non dédiée au salaire pour compléter le salaire de l’aidant :

Samia Garbi : Alors que l’APA, par contre, c’est intégré… Je crois qu’il y a 60 euros pour justement tout ce qui est protection et tout ça. Mais bon, ça, c’est la retraite en fait qui va payer. (…) On l’intègre dans le salaire, voilà, les 60 euros par mois.

Notons que Samia Garbi considère que l’argent de l’APA destiné aux protections urinaires permet de compléter son salaire, tandis que c’est la retraite de sa mère qu’elle affecte à l’achat des couches.

D’autres arrangements sont de nature familiale. Dans plusieurs situations, les revenus sont complétés par une partie de la retraite ou du capital de l’aidé. Ainsi, le couple de parents Jacques et Anne Biros ont-ils décidé de fixer la rémunération de cette dernière, principale aidante de son fils atteint d’un traumatisme crânien depuis son plus jeune âge suite à un accident de voiture, à 1 080 euros alors que l’allocation d’aidant familial PCH s’élève à 692 euros. Le différentiel est puisé dans le capital de leur fils constitué pour partie du dédommagement de l’assurance obtenue après une longue bataille judiciaire, et pour partie par l’épargne familiale initiée dès la petite enfance de leur fils et la survenue de son accident.

Famille Biros : C’est tout simple. Martin [leur fils] reçoit chaque mois une PCH. Je dois justifier l’utilisation de cette PCH. Je fais un salaire à Anne [son épouse]. Qu’ils lui donnent une PCH ou qu’ils lui en donnent pas, j’ai dit : « je lui donne un salaire ». Le salaire est supérieur au montant de la PCH. Donc j’ai aucun problème pour le justifier à la fois en heures et en montants.

Le couple considère que cette somme rémunère les temps où Anne Biros effectue des trajets avec leur fils – pour l’amener à l’accueil de jour ou chez le kinésithérapeute –, soit 120 heures mensuelles, ce qui permet de couvrir le risque d’accident durant ceux-ci. Ainsi, le temps d’aide proprement dit n’est pas considéré comme rémunéré : « Le reste, c’est du bénévolat ».

Pour Maria Rodriguez, la rémunération permise par l’APA au titre de l’aide qu’elle apporte à sa mère est complétée par 600 euros prélevés sur la retraite de sa mère, afin d’arriver à un salaire de 1 680 euros mensuels. Cet arrangement lui permet d’exercer la profession d’auxiliaire de vie sociale et d’aider sa mère tout en poursuivant son activité. Elle est soutenue par ailleurs par sa sœur, également aidante, qui perçoit 600 euros de rémunération dans le cadre de la prestation APA. On peut considérer que la faiblesse des sommes reçues favorise ce type d’arrangements, les prestations destinées aux aidants devant être complétées pour être perçues comme des salaires et permettre de faire face matériellement. Rentre aussi en considération, comme le souligne une aidante, que ce type d’arrangement familial suppose un certain niveau de retraite de l’aidé.

III.1.3. Du salaire à la relation employeur-employé

Si le terme « travail » est utilisé par plusieurs aidants qui emploient par ailleurs la catégorie de « salaire », l’association entre « salaire » et « travail » ne semble pour autant pas systématique. Une minorité de proches aidants rencontrés durant notre enquête mobilise plus franchement le registre professionnel. Certains, tel ce père d’un fils handicapé, concilient l’aide apportée au nom de l’intimité avec la revendication d’une reconnaissance plus complète, ici en matière de droits sociaux liés au statut d’aidant familial :

Georges Colis : Ça devrait être reconnu comme un travail à temps plein […] Que ce soit reconnu comme un travail en temps complet quoi. C’est du boulot d’être aidant. C’est pas un amusement.

Autre exemple, Madeleine Traoré, qui exerce la profession d’auxiliaire de vie sociale, et qui apporte son aide à un cousin éloigné, avec qui elle cohabite également :

Madeleine Traoré : Moi je le considère… mon employeur. Je ne mets pas l’histoire de cousins dedans (…) parce que si on était que cousins il allait pas me payer. Là, je suis en train de travailler. (…) Si j’ai mis l’histoire de cousins, c’est parce qu’il se sent bien, il se sent comme il est chez lui. Ça l’aide à… être autonome. Voilà, c’est ça. Mais sinon, je le considère comme mon employeur.
Question : Et comment vous l’appelez ? (…)
Madeleine Traoré : Monsieur Daffé.

Ainsi, le passage à la relation employeur-employée avec son cousin est signifié par un changement de style d’adresse, puisqu’elle le nomme dorénavant par son nom plutôt que par son prénom.

Mais les proches aidants ne jouissent pas d’un statut de travailleur salarié qui articule droits sociaux, rémunération, statut, réglementation et compétences. Pour les aidants dédommagés dans le cadre de la PCH notamment, l’incomplétude du cadre d’emploi se manifeste par des tarifs inférieurs au SMIC (3,94 ou 5,91 euros de l’heure, en fonction de leur situation vis-à-vis de l’emploi précédant l’aide) et l’accès réduit à certains droits sociaux. Ils bénéficient par exemple du maintien de la retraite à taux plein à 65 ans, sous certaines conditions, mais pas de l’affiliation au chômage ni à la sécurité sociale au titre de leur statut20Ils doivent alors s’affilier à la couverture maladie universelle.. En revanche, concernant les droits à la retraite, les proches aidants peuvent être affiliés, là encore sous certaines conditions, à l’assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF), sans verser de cotisations21Corcuff Elodie (2019), « Les dispositions relatives aux aidants », Actualité et dossier en santé publique, La Documentation française, n° 109, pp. 27-30, p. 30..

Dans plusieurs situations rencontrées dans notre enquête, la relation employeur-employé est abordée de manière ambivalente, voire niée. Les situations d’emploi sont parfois « artificielles », comme c’est le cas lorsque le parent employeur ne possède pas ses facultés mentales. Ainsi, cette aidante décrit comment elle réalise elle-même les démarches nécessaires à sa rémunération :

Samia Garbi : Avant que ma mère a été mise sous tutelle, il y a les CESU [chèque emploi service] URSSAF. On peut créer le salarié et l’employeur. Bon, comme c’est moi qui gérais, avec l’APA… Ils m’ont montré comment faire. Puis j’allais me [c’est elle qui souligne] déclarer ma paye, ma fiche de paie. Puis voilà. Comme j’avais la procuration des comptes de ma mère, je me versais mon salaire. Et puis voilà, ça a duré des années comme ça.

Cette faiblesse du cadre d’emploi est particulièrement prégnante chez les aidants rémunérés, soit que leur statut ne relève pas pleinement du droit du travail, soit que celui-ci s’efface derrière la relation de parenté. Si certains assument d’être salariés d’un parent, pour d’autres cela paraît inenvisageable, à tout le moins générateur d’un malaise, conformément aux représentations communes de l’hostilité des mondes économique et de l’intimité familiale (Zelizer, 2005). Les modalités de rémunération dans le cadre des dispositifs APA et PCH reçoivent ainsi plusieurs critiques. Si des aidants peuvent souligner l’importance, à leurs yeux, de la provenance publique des sommes – permettant de bien mettre à distance la relation économique entre parents –, d’autres soulignent l’inconfort d’une prestation qui transite par leur proche aidé plutôt que de leur revenir directement :

Question : Il y a un contrat entre vous ?
Guillemette Calvé : Ah non, j’ai pas fait de contrat avec mes parents. Non, puis je me vois mal faire un contrat. Non, la personne qui était avant avait un contrat, mais pas moi. Moi, l’APA a considéré qu’il avait le droit à 100 heures. Et puis il lui verse les 100 heures en chèque emploi service. Et lui me refait les 100 heures et voilà. (…) Je pense d’un côté qu’il faut aussi que ce soit un travail quand même comme un autre. Enfin, moi ça ne me gêne pas parce que c’est pas lui qui me paie. En fait, c’est pas mon père qui me paie. Lui paie les charges patronales. Mais l’argent, c’est pas lui qui le sort, donc quelque part ça ne me gêne pas.

Dans la situation suivante, si Maria Rodriguez accepte de reconnaître sa mère comme son employeuse, elle soulève pour autant le problème moral que lui posent les modalités de versement, qui l’obligent à établir un lien économique direct avec sa mère, d’autant plus gênant qu’elle doit s’occuper elle-même de retirer les sommes :

Question : Mais du coup, pour vous, c’est qui votre employeur ?
Maria Rodriguez : C’est ma mère.
Question : D’accord. C’est quand même votre mère. Mais l’argent vient de…
Maria Rodriguez : De l’APA. Ça vient de sa banque. Mais l’APA lui verse… Moi je trouve que ça aurait été vachement mieux que l’APA soit versée à l’aidant. Comme ça, j’aurais moins l’impression de lui prendre son argent. Parce que là l’APA est versée à elle mais elle, après, elle me reverse. Ça revient au même ! (…) Je lui prends son argent de sa banque. (…) Parce que là c’est elle qui fait le chèque. Donc ça vient de sa banque. C’est elle qui me donne l’argent ; alors que là j’ai l’impression de lui prendre son argent ; alors que, si ça avait été l’APA, j’aurais pas eu cette impression de lui prendre l’argent. C’est l’aide qui est accordée à ma mère POUR moi.

On peut sans doute interpréter les résistances à cette identification comme une manière de préserver les autres motifs d’engagement dans l’aide – du devoir à l’amour en passant par les échanges de dons et de contre-dons au sein des familles.

III.2 Le retour à l’aidé des sommes destinées à l’aidant

Les ressources destinées à leur rémunération ne sont pas toujours utilisées par les aidants à leur bénéfice. Diverses formes de retour aux aidés sont observées.

III.2.1 L’emploi des prestations au bénéfice de l’aidé

Dans plusieurs situations, la somme dédiée à l’aidant revient, in fine, à l’aidé. Ainsi, les conjoints Espagne-Duchemin, tous deux retraités, lui aidant sa compagne atteinte d’une maladie handicapante, utilisent les 264 euros de dédommagement prévu pour l’aidant familial pour leur permettre de manger bio, conformément au souhait de sa conjointe :

Famille Espagne-Duchemin : Oh c’est une aide quand même. (…) On a profité de cette aide pour se nourrir en bio. (…) Mais c’est vrai que le budget est différent. (…) Ça nous aide pour ça.

Dans un autre exemple, Pascale Ayad, aidante rémunérée de sa belle-mère, une fois ses frais de déplacement liés à l’aide remboursés, utilise la rémunération APA qui devrait lui être destinée pour compléter la retraite de sa belle-mère – à qui elle apporte son aide – et améliorer son confort quotidien, en lui permettant notamment de renouveler son mobilier et ses fournitures, ou encore de manger selon ses envies.

Plusieurs aidants indiquent utiliser la rémunération pour faire face aux dépenses courantes (loyer, nourriture, etc.). Si la faiblesse des rémunérations est relevée par bon nombre d’aidants, pour certains elle prend place dans un contexte de pauvreté ou de précarité économique. Des aidants signalent des situations d’endettement, d’autres leur difficulté à honorer certaines factures ou plus largement à faire face aux charges quotidiennes (loyer, traites du crédit immobilier, nourriture, impôts, etc.). Dans ce contexte, avant même de rémunérer le travail d’aide, les sommes reçues sont parfois utilisées pour faire face à l’urgence et aménager les conditions qui permettent l’aide. Ainsi, le dédommagement peut être utilisé pour adapter le logement aux besoins de l’aidé ou pour améliorer le tarif horaire des aidants professionnels qui interviennent en emploi direct, comme dans le cas de Michèle Bourse, aidante dédommagée de son fils avec qui elle cohabite, qui utilise ainsi les 450 euros destinés à dédommager son aide. La faiblesse du tarif horaire est directement soulignée par Jacques Bourse pour expliquer cet usage des prestations. Il a en effet recours à des intervenants pour des actes essentiels à son autonomie : se lever et faire sa toilette le matin, se coucher le soir à l’heure qu’il souhaite, ce qui évite également à sa mère de réaliser cet acte physique qui lui provoque des douleurs. L’usage de la prestation « aidant familial » permet d’augmenter le tarif horaire des intervenants le soir, dans une situation où leur recrutement et leur fidélisation ne sont pas aisés, notamment pour les étudiants qui acceptent de venir le soir à 23 heures. Jacques Bourse considère que c’est l’inadaptation des dispositifs qui oblige les personnes en situation de handicap à bricoler pour répondre à leurs besoins :

Jacques Bourse : On oblige les gens à se mettre dans un cadre où ils sont obligés d’être inventifs et de réfléchir à comment se démener avec ça, avec ce cadre qui n’est pas en phase avec la réalité des choses.

Certains aidants n’identifient ainsi pas la rémunération comme une somme qui doit leur revenir et l’utilisent pour améliorer le confort de leur proche. Si dans ces formes la consécration des sommes aux aidés est directe, d’autres modalités sont plus discrètes, comme la collectivisation des sommes au sein de la famille.

III.2.2 Invisibilisation, collectivisation et « marquage » des sommes

Nous pouvons distinguer deux modalités de communautarisation des sommes destinées à l’aidant : le versement direct du montant sur un compte commun destiné aux dépenses liées au foyer, et l’usage de ces sommes pour les dépenses familiales plutôt que pour des dépenses personnelles.

Ainsi, Mokhtar et Fatima Chawqui englobent la somme de 505 euros de PCH, dédiée à l’aide qu’elle apporte à son époux, dans leur revenu global (composé également de l’AAH et d’une aide de la CAF) et la versent sur leur compte commun. Ces ressources, qui s’élèvent à 1 337 euros au total, leur permettent de payer leur loyer de 1 150 euros mais pas de faire face aux autres dépenses quotidiennes (notamment le chauffage). Ils doivent régulièrement solliciter l’aide familiale. L’allocation PCH destinée à rémunérer l’aide de l’épouse est ainsi rendue invisible tant par sa collectivisation avec les autres ressources que par l’absorption de la plus grande partie de celle-ci par le loyer : « franchement, on la voit pas ». Dans le même temps, Fatima Chawqui souligne que pour elle « c’est logique » d’aider son époux, elle ferait la même chose pour d’autres membres de la famille si nécessaire « même sans PCH », et son époux se réfère à la culture de leur pays d’origine, le Maroc, pour expliquer cette importance de la solidarité familiale.

La gestion de l’allocation s’inscrit ainsi plus largement chez certains aidants dans une modalité particulière de gestion de l’argent au sein du couple, la mise en commun complète plutôt qu’une collectivisation limitée aux dépenses communes ou la réalisation de transferts entre époux, pratiqués par d’autres ménages (Roy, 2005). Dans plusieurs situations rencontrées, la collectivisation de l’allocation va de pair avec une aide de l’épouse à son époux, vécue comme découlant « naturellement » ou « logiquement » des liens du mariage ou de la relation d’amour.

Les incertitudes des aidants, sur certains détails du plan d’aide tels que le montant, le tarif horaire ou le nombre d’heures qui leur sont allouées, peuvent apparaître comme une manière de mettre à distance leur rémunération. C’est le cas, par exemple, de deux aidantes, Michèle Bourse et Pascale Ayad, qui, toutes deux, mettent leur rémunération au service de l’aidé.

Question : Elle se monte à combien cette somme qui est en lien avec votre statut d’aidant ?
Pascale Ayad : Je ne sais pas, je ne la perçois pas. Donc, je vais vous dire, j’en ai aucune idée. (…) Ça devait être 500 euros, je crois. (…) Ça arrive sur son compte. (…) C’est moi qui gère les comptes. (…) Mais ça arrive sur son compte, ça reste sur son compte. Après, dès que j’ai besoin de quelque chose, je le récupère.

Cette faible maîtrise du cadre de la rémunération, qui concerne d’autres aidants, peut également être interprétée comme un moyen de rester dans une logique de don plutôt que d’adopter une logique strictement comptable.

Tandis que certains aidants collectivisent toutes les ressources du foyer, d’autres soulignent réserver la retraite ou l’AAH de l’aidé pour les besoins de celui-ci, distinguant ces sommes de la part de la PCH ou de l’APA qui leur revient en tant qu’aidant. Les aidants apportent parfois beaucoup de soin à distinguer l’argent qui leur revient de celui qui appartient aux aidés. Le cas de Samia Garbi, déjà évoqué ci-avant, est éloquent. Tandis qu’elle utilise la part de l’APA destinée aux charges URSSAF pour compléter son salaire, elle réserve la retraite de sa mère pour toutes les dépenses qui la concernent directement. Si cette opération produit un résultat identique sur un plan comptable, il en est autrement sur le plan symbolique, puisque cette gymnastique évite à Samia Garbi de « se » rémunérer (c’est elle qui effectue les opérations bancaires) en puisant dans la retraite de sa mère.

Si certains aidants prélèvent une part de l’AAH ou de la retraite pour contribuer aux frais quotidiens, de loyer et de nourriture, d’autres s’y refusent. Madeleine Traoré, par exemple, qui gère l’argent du cousin éloigné qu’elle aide et qu’elle héberge, utilise une partie de l’AAH pour contribuer aux dépenses quotidiennes, mais souligne qu’elle veille attentivement à consacrer le principal de cette allocation aux besoins personnels de son cousin. Inversement, Pierre Lallemand, aidant rémunéré de son fils trisomique, ne prélève rien sur son allocation AAH et précise l’affecter entièrement à un compte d’épargne dont son fils est titulaire.

Ces arbitrages et marquages ne sont pas toujours dénués d’ambiguïté : est-il légitime d’utiliser une partie des sommes pour la famille, pour les dépenses courantes, ou faut-il tout réserver pour l’aidé ? Bien que la France se situe comme un pays de forte régulation des prestations monétaires, on observe une grande diversité des usages des rémunérations. Lorsque la rémunération vient améliorer la situation économique de l’aidé, elle apparaît en effet comme un moyen de lutter contre la pauvreté. Dans d’autres situations, la rémunération, si elle constitue bien une aide au care, s’encastre en même temps dans des systèmes où plusieurs membres de réseaux amicaux ou familiaux s’entraident.

III.3 La valorisation monétaire du travail de care

Les aidants étant rémunérés au titre de l’aide qu’ils apportent à leur proche, quelles sont leurs attitudes par rapport à la valorisation monétaire de leur travail de care ? Cette question ouvre sur les discours vis-à-vis de l’adéquation des sommes qu’ils reçoivent avec l’aide qu’ils estiment apporter, mais aussi sur les rapports entretenus avec les institutions, et leurs représentants (évaluatrices, travailleuses sociales), qui quantifient et tarifent ces actes.

Un point de tension qui apparaît largement partagé est la sous-évaluation de l’activité d’aide par l’institution. De nombreux aidants rémunérés relèvent le décalage entre les heures qui leur sont allouées dans le plan d’aide et l’amplitude réelle de leur travail de care auprès de leur proche. L’absence de prise en compte de l’aide délivrée le week-end et la nuit est fréquemment pointée par les aidants, dans la mesure où ils ne peuvent pas – parce qu’ils ne disposent pas de relais, notamment dans les cas de cohabitation – ou ne veulent pas s’abstraire du travail d’aide, par souci du bien-être de leur proche :

Marie Dupont : Moi je suis payée du lundi au vendredi [silence] dans mon contrat. Mais le week-end, je viens travailler. Et je prends pas de vacances. C’est du 1er janvier au 31 décembre. Je ne pars pas en vacances.

Les propos considérant le salaire comme « correct » sont minoritaires. Deux aidants caractérisent ainsi les ressources reçues au titre de l’APA et de la PCH, au regard des niveaux de salaire dans leur entourage. À l’aune de l’engagement que représente l’aide auprès du proche, les sommes reçues peuvent apparaître faibles.

Naïma Sabour : Oui, c’est pas beaucoup parce qu’on est quand même sept jours sur sept avec elle et puis que… vingt-quatre heures sur vingt-quatre…. Quand on arrive à avoir quelqu’un des fois le samedi ou le dimanche, on essaie de s’échapper un petit peu mais… Mais c’est peu, trois, quatre heures.

Un discours récurrent relève une déconnexion entre le temps d’aide évalué selon une grille standardisée et le temps réellement requis pour effectuer ces actes, et surtout les réaliser correctement du point de vue des aidants, dans le souci du bien-être de l’aidé. Des aidants peuvent se montrer ici attentifs au temps nécessaire pour faire un bon soin, qui soit bien reçu par leur proche. La réception du care constitue selon Tronto la quatrième phase du care, un bon soin allant de pair avec l’acceptation de celui-ci par l’aidé (Tronto, 2009).

Josette Volonté : Mais extraordinaire cette femme. Elle a calculé le nombre d’heures, elle me dit : « Madame, vous mettez combien de temps pour… » C’est vrai que, pour le repas, ils comptent… Pour tous les repas de la journée, ils comptent une heure. Ouais, mais ça me fait sourire moi : il me faut une heure par repas. Mais c’est le maximum qu’ils puissent mettre. « Pour l’habiller, il faut un quart d’heure ». Je dis : « Madame, essayez de l’habiller en un quart d’heure, on verra si vous y arrivez ».

Nombreux sont les propos qui portent sur l’inadéquation, voire l’absurdité des modalités d’évaluation au regard de la réalité de l’activité auprès du proche. Le comptage en minutes notamment fait l’objet d’étonnement ou de raillerie, comme dans le cas de Mireille Lorca qui s’interroge sur les « 4 h 58 minutes » qui lui ont été attribuées, se demandant « où ils sont allés chercher les 58 minutes ? ».

À partir du constat largement partagé de la sous-évaluation de l’amplitude de leur travail de care se distinguent deux attitudes : l’une consistant à « faire avec », c’est-à-dire à se contenter de la prestation, l’autre tendant vers une forme de revendication – toutefois rarement exprimée de manière franche. Comment expliquer que malgré la quasi-unanimité de la critique, ou tout au moins de la mise en exergue de la déconnexion entre le travail réel et sa valorisation, il y ait si peu d’attitudes revendicatives ? Les motifs exprimés par les aidants qui les conduisent à « faire avec » la somme qu’ils reçoivent sont extrêmement variés. Beaucoup d’aidants disent se contenter des sommes reçues car l’aide aurait de toute façon été apportée. Jouent ici les normes d’entraide familiale ou amicale, liées à la relation d’amour, d’amitié, ou aux devoirs familiaux.

L’exemple de Marie, amie et voisine d’une personne en situation de handicap, est éloquent. Pendant deux ans, elle a apporté son aide sans rémunération. Durant cette période, elle percevait le RSA.

La prestation est perçue comme une aide appréciable, mais plus encore, peut donner le sentiment d’être pris en compte comme un sujet de droit par les administrations. La rémunération semble, en ce sens, source de reconnaissance, plus particulièrement dans sa dimension de respect de soi (Honneth, 2000).

Zohra Derfoufi : Je veux dire, pour moi, l’argent, c’est pour vivre, c’est-à-dire essayer de vivre. Vous voyez ce que je veux dire ? (…) C’est plus : ne pas aller mendier, avoir une certaine dignité. Cette somme, pour moi, c’est pour avoir une certaine dignité dans la vie. Voilà. Et je remercie pour cela. Vraiment, je remercie.

Une minorité d’aidants exprime une critique de la sous-évaluation de leur travail de care. C’est notamment le cas de certains aidants qui se sont saisis du courrier préalable à l’enquête et ont signalé être intéressés pour réaliser un entretien. Ces aidants expriment leur mécontentement, revendiquent une meilleure valorisation monétaire de leur travail ou de meilleurs droits sociaux, tels que le droit à la sécurité sociale pour les aidants dédommagés. Si, chez beaucoup, la naturalisation de l’aide désamorce la critique, Madeleine Traoré souhaiterait que l’intimité ne paraisse pas incompatible avec une juste valorisation du travail :

Madeleine Traoré : 1 300 et… 1 300, bon, j’étais pas d’accord avec. C’est pas parce que je suis bien avec Monsieur Daffé que je dois toucher n’importe quoi !

Une forme de protestation consiste à écrire aux administrations afin de signaler une situation, ou de relancer pour obtenir ses droits. Ainsi, le couple Jésuran s’adresse au conseil départemental pour solliciter la rémunération du travail d’aide durant une indisponibilité des services prestataires. Un ensemble de critiques porte sur le tarif horaire de l’aide humaine des aidants. Plusieurs aidants comparent celui-ci au tarif horaire des aidants professionnels ou au coût d’une prise en charge en établissement.

Michelle Mesure : C’est comme la disparité entre hommes et femmes. Nous faisons la même tâche. Là, pourquoi il y a une disparité entre l’aidant familial et l’aidant professionnel au niveau de la rémunération ?

L’inadéquation du comptage en actes et en minutes au regard des caractéristiques de l’aide et notamment des exigences de disponibilité quasi-permanente, se conjugue ici avec une critique du traitement différentiel entre professionnels et proches aidants, ces derniers apparaissant comme des intervenants au rabais :

Jacques Biros : Les 5,12 heures qui nous avaient été attribuées, c’était de dire : « Ah, il faut 5 minutes pour telle chose, il faut un quart d’heure pour telle chose ». Alors déjà je leur avais dit : « mais attendez, lorsque vous embauchez un salarié, vous lui dites : « vous travaillez 5 minutes, après vous n’êtes plus employé, puis vous revenez travailler un quart d’heure après, vous travaillez 12 minutes, puis vous repartez, puis vous retravaillez 7 minutes ». C’est comme ça que ça se passe ? ». Si on devait embaucher des salariés pour s’occuper de Martin, il faudrait au minimum 3 à 4 temps pleins. C’est très simple : 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, ça fait 5,5 temps pleins par mois. (…) Sur les 5,5 temps pleins, il y a 1,7 – 1,8 temps plein de nuit. Vous voyez. Même aujourd’hui, quand on le laisse une demi-heure seul, c’est le GRAND maximum.

Affleure alors une critique, chez ces aidants, de leur enrôlement à bas coût, pour un service dont ils peuvent souligner la qualité. Ainsi Jacques Biros, après avoir relevé l’écart de tarif horaire des aidants informels et professionnels et évalué l’aide apportée par leur couple à leur enfant comme l’équivalent de 5 temps pleins et demi, affirme-t-il : « celui qui veut nous tester, y’a pas de problème ».

Josette Volonté : Vous voyez, [l’évaluatrice] a compris ces nuances-là. Elle me dit : « mais oui, mais eux, c’est des cases comme ça. C’est « maximum tant » ». (…) Alors, c’est vrai que l’argent, c’est l’argent de l’État. (…) Mais moi je dis, on fait gagner un max de pognon. Parce que les enfants comme François, quand ils sont placés, ça va de 420 à 600 euros par jour les enfants comme François !

Certaines caractéristiques semblent favoriser, chez les aidants, l’expression de discours plus revendicatifs, tels que les engagements associatifs, notamment dans le secteur du handicap, ainsi que l’exercice préalable à l’aide d’une activité professionnelle, parfois dans le domaine de l’aide.

Conclusion

La conclusion reprend des éléments du chapitre du rapport complet rédigé par Anne Petiau intitulé « Rémunérations et part du don. Rapport à l’argent des aidant.e.s et valorisation monétaire du travail d’aide ».

Les aidants font état d’une grande variété de représentations, de qualifications et d’usages des sommes qu’ils perçoivent en contrepartie de leur aide. Cette diversité trouve des éléments d’explication dans la forte imbrication de la rémunération dans d’autres logiques propres à l’intimité familiale ou amicale : les sentiments, le devoir familial, les systèmes d’endettement par l’intermédiaire des soins prodigués ou des services apportés au cours de l’histoire commune. La rémunération est prise dans « l’économie cachée » du groupe familial, où les échanges de services répondent à des fonctions et des modalités de régulation qui leur sont propres (Déchaux, 1995). La caractérisation de la prestation monétaire comme un salaire ne concerne finalement qu’une minorité d’aidants, qui semblent partager quelques caractéristiques communes, telles qu’une trajectoire professionnelle préalable à l’aide. Cette appréhension semble être favorisée par certains facteurs, tels qu’avoir exercé un métier de l’aide ou du soin et être lié à des associations militantes. Parce qu’elle s’articule à des motifs d’action pluriels, la rémunération apparaît le plus souvent aux yeux des aidants comme un « plus », une « aide », qui compense l’empêchement à travailler. Elle soutient la fonction de l’aidant mais ne se révèle pas pour autant à la hauteur de la tâche qu’elle supporte, car elle ne la couvre qu’imparfaitement du point de vue de la valorisation monétaire. Si les discours critiques des aidants vis-à-vis des sommes reçues sont relativement unanimes, que ces propos portent sur le tarif horaire, sur les modalités de tarification des actes d’aide ou sur le nombre d’heures allouées, la plupart des aidants disent pour autant s’en contenter. Il semble en effet qu’ils logent dans cette inadéquation la part du don contenue dans l’aide qu’ils apportent à leurs proches.

On peut faire l’hypothèse que dans les cas de dépendance importante, la rémunération joue comme un contrepoids qui vient rééquilibrer, au moins partiellement, la balance des échanges entre proches. L’équilibre de celle-ci est toutefois complexe car de multiples dimensions rentrent en compte, telles que les sentiments de dette, de devoir, d’amour et d’amitié. Cependant, même si la rémunération vient combler un trop grand déséquilibre, celui-ci est maintenu par la sous-évaluation monétaire du travail d’aide : les aidants sont quasi unanimes à la relever et témoignent de difficultés à considérer qu’il serait légitime d’être mieux rémunérés. Si de multiples causes concourent à ce que les aidants se contentent des aides monétaires qu’ils perçoivent, les représentations de l’incompatibilité entre argent et intimité figurent en bonne place parmi elles (Zelizer, 2005).

Par ailleurs, le recours à la rémunération ou au dédommagement n’induit pas nécessairement une bonne connaissance des dispositifs et des droits afférents au statut de proche aidant. La grande majorité des aidants rencontrés affirment ne pas connaître les dispositifs de répit, ni même les modalités d’accompagnement ou de formation qui leur sont destinés. Mais lorsque ces dispositifs, aides ou formations sont connus, leur non-participation est alors justifiée par plusieurs éléments. Concernant les dispositifs de répit, certains aidants rencontrés souhaitent que leur proche soit accueilli mais se sont vu opposer des fins de non-recevoir en raison d’une offre d’accueil inadaptée pour les personnes très dépendantes. Le recours aux accueils de jour achoppe sur plusieurs difficultés, notamment les coûts de transport à assumer (sauf en cas de transports organisés par la structure), le peu de temps que l’accueil libère finalement (en comptant les allers-retours) et les difficiles transferts de l’aidé (du domicile au véhicule puis vers l’établissement et parcours inverse en fin d’accueil). Dans notre échantillon, peu font appel aux dispositifs de répit en raison également de la lourdeur administrative et du reste à charge financier. Les démarches leur paraissent coûteuses également en temps ou incompréhensibles. De plus, elles obligent à planifier et à organiser cette suppléance, ce qui alourdit la charge mentale. De manière générale, lorsque le proche aidé nécessite une surveillance continue, l’aidant privilégie les relais familiaux ou informels car l’organisation du répit devient alors plus flexible. Mais le non-recours s’explique également par la crainte de certains aidants de se voir assimilés à des « assistés des aides sociales ». Beaucoup souhaitent mettre à distance le misérabilisme que pourrait susciter leur condition d’aidant en faisant face et en assumant toutes les missions qui leur incombent.

Concernant les dispositifs d’accompagnement que sont le soutien aux aidants et la formation, on note un non-recours souvent justifié par leur manque de disponibilité. Si temps libre il y a, il est majoritairement employé pour prendre soin de soi, sans que l’activité vienne rappeler l’identité d’aidant car les réunions entre ces personnes sont souvent considérées comme « enfermantes dans le rôle d’aidant ». Le temps libre est employé à réactiver d’autres identités, élargir son horizon social (pratiquer un sport, voir des amis ou simplement sortir de son domicile.) Et pour disposer de ce temps, l’aidant fait majoritairement appel à des relais informels (famille, entourage).

Quant à la formation, l’offre n’est pas toujours connue des proches aidants. À son évocation lors des entretiens, certains ont fait part de leur besoin d’apprendre à maîtriser les postures utiles pour préserver leur propre santé (notamment leur dos). Toutefois, les besoins de formation ne sont pas toujours exprimés. La formation ne fait pas nécessairement sens pour eux car ils considèrent avoir une connaissance intime de leur proche et de ses besoins. Ceux qui estiment ne pas avoir besoin de formation jugent qu’en plus de cette connaissance intime de leur proche, ils valorisent le savoir déjà acquis auprès des professionnels du soin et de l’aide à domicile (dont des gestes de soin comme la prise de la tension, l’apport en oxygène). Parfois, la formation est perçue comme ayant une finalité professionnalisante. Or, les aidants ne se projettent pas nécessairement dans l’exercice du métier d’assistant de vie après l’accompagnement de leur proche. La formation n’est pas forcément envisagée sous l’angle de la consolidation de leurs savoirs ou d’acquisition de compétences en prévention des risques d’épuisement physique et moral.

Les enjeux de la rémunération en termes de pauvreté, de précarité et d’émancipation ne sont pas simples à aborder. Au regard de plusieurs parcours, la rémunération paraît améliorer les situations matérielles de certains aidants, mais parfois au sein d’un parcours précaire en raison même d’assignations récurrentes à l’aide de proches, l’éducation des enfants ou l’accompagnement professionnel du conjoint. La faiblesse des sommes reçues paraît source de précarisation, mais elle peut venir améliorer la situation économique d’aidants déjà engagés dans l’aide au nom de l’amour ou du devoir familial.

Il apparaît de manière assez certaine que, dans les conditions actuelles, le recours à la rémunération n’est pas le fruit d’un « libre choix » : parce que l’engagement dans l’aide s’inscrit dans des parcours et répond à d’autres logiques, parce que les aidants ont souvent des connaissances limitées des dispositifs et de leurs droits, mais aussi parce qu’elle peut être un choix par défaut en raison de l’absence de structure adaptée, de leur inaccessibilité ou de leur inadéquation aux situations singulières et complexes des aidés.

Bibliographie sélective

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Bédel, C., Touahria-Gaillard, A., Tocqueville, M. et Puech, I. (2016), « Étude sur les assistantes de vie formées au module de formation « aidant familial auprès d’un parent âgé » de la Branche professionnelle des salariés du particulier employeur », Alençon, IPERIA l’Institut Les Éditions.

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Déchaux, J.H. (1995), « Les services dans la parenté : fonctions, régulations, effets », in Faire ou faire-faire ? Famille et services. Sous la direction de Jean-Claude Kaufmann, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

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Hochschild, A. (2003), « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », Travailler, vol. 9, n° 1, pp. 19-49.

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Ruffiot, A. (2010), « Aider les aidants ? Une logique d’action paradoxale », in Blanc, Alain (dir.), Les aidants familiaux, Presses universitaires de Grenoble, collection « Handicap, vieillissement, société », pp. 143-174.

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Zelizer, V. (2005), The purchase of intimacy, Princeton, Princeton University Press.

  • 1
    Unité mixte de recherche du CNRS et du Conservatoire national des arts et métiers (UMR 3320).
  • 2
    Les auteurs du rapport complet sont Jacqueline de Bony, chargée de recherche au CNRS, Olivier Giraud, directeur de recherche au CNRS, Anne Petiau, responsable du Centre d’étude et de recherche appliquées (CERA), Barbara Rist, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers, Abdia Touahria-Gaillard, responsable de la recherche et des partenariats scientifiques à l’Observatoire des emplois de la famille (FEPEM), Arnaud Trenta, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Anne Petiau, Abdia Touahria-Gaillard et Arnaud Trenta sont chercheurs associés au LISE. Durant toute la durée de la recherche, le groupe de travail composé des auteurs ainsi que de Julie Micheau, directrice scientifique de la CNSA et Elodie Corcuff, chargée de mission « aide aux aidants » à la CNSA, s’est réuni régulièrement.
  • 3
    Enquête Handicap-Santé auprès des aidants informels, DREES, 2008. Enquête Handicap-Santé, volet ménages, INSEE. Nous ne disposons pas actuellement de chiffres plus récents. Une réactualisation est en cours.
  • 4
    Le rapport de recherche final et la synthèse de ce rapport sont disponibles sur le site de la CNSA : https://www.cnsa.fr/remunerations-et-statuts-des-aidants-et-des-aidantes.
  • 5
    Weber Florence, « Les rapports familiaux reconfigurés par la dépendance », Regards croisés sur l’économie, 2010, n° 7, pp. 139-151.
  • 6
    Hochschild Arlie Russell, « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », Travailler, vol. 9, n° 1, 2003, pp. 19-49.
  • 7
    Article R. 245-7 du Code de l’action sociale et des familles (CASF).
  • 8
    Article L. 113-1-3 du CASF.
  • 9
    CARE : enquête Capacités, aides et ressources des seniors de la DREES.
  • 10
    Mathieu Brunel, Julie Latourelle et Malika Zakri « Un senior à domicile sur cinq aidé régulièrement pour les tâches du quotidien », Études et résultats, n° 1103, DREES, février 2019, p.2.
  • 11
    Brunel, Latourelle et Zakri, op. cit.
  • 12
    La présente recherche étant une synthèse, ces éléments n’apparaissent pas ici. Ils figurent dans la recherche complète parue sur le site de la CNSA.
  • 13
    L’aidant peut être rémunéré ou dédommagé pour l’aide qu’il apporte. Dans le cadre de l’APA, l’aide du conjoint ne peut pas être monétarisée. Dans le cadre de la PCH, les conjoints ou parents peuvent être salariés si le degré de dépendance de l’aidé le justifie. Au 1er janvier 2020, lorsque l’aidant est rémunéré, le salaire horaire brut minimum s’élève 14,04 euros. Dans le cas du dédommagement, le montant horaire est de 3,94 euros (50 % du SMIC horaire) ou de 5,91 euros (75 % du SMIC horaire) en cas de cessation d’une activité professionnelle.
  • 14
    Loi n° 2001-647 du 20 juillet 2001 relative à la prise en charge de la perte d’autonomie des personnes âgées et à l’allocation personnalisée d’autonomie ; loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ; loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement ; Plan Alzheimer 2008. Article L.245-12 du CASF.
  • 15
    Article L. 245-12 du CASF
  • 16
    « Le chèque emploi service universel (CESU) est un dispositif permettant à un particulier employeur de déclarer et rémunérer des activités de services à la personne. Ces services sont en principe rendus au domicile du particulier ; il peut également s’agir d’activités exercées hors du domicile dès lors qu’elles s’inscrivent dans le prolongement d’une activité de services à domicile. » Source : https://travail-emploi.gouv.fr/droit-du-travail/les-contrats-de-travail/article/le-cheque-emploi-service-universel-cesu-declaratif.
  • 17
    « Sont considérées comme « publics fragiles », au sens de la Sécurité sociale, les personnes âgées de plus de 70 ans (dépendantes ou non) ainsi que les bénéficiaires d’un dispositif spécifique lié à la perte d’autonomie ou à un handicap (…) allocation personnalisée d’autonomie, allocation d’éducation d’enfant handicapé, prestation de compensation du handicap, invalidité, personnes se trouvant dans l’obligation de recourir à l’assistance d’une tierce personne pour accomplir les actes ordinaires de la vie et bénéficiaires de certaines prestations d’aide sociale versées par le conseil général ou une caisse de sécurité sociale.» Rapport à la commission des comptes de la Sécurité sociale, résultats 2012, prévisions 2013, p. 48.
  • 18
    Les noms des enquêtés sont tous fictifs.
  • 19
    Cf. les travaux d’Ingrid Voléry et Cherry Schrecker, dans lesquels les auteures distinguent le travail thanatique du travail palliatif. « Quand la mort revient au domicile. Familles, patients et soignants face à la fin de vie en hospitalisation à domicile (HAD) », Anthropologie & Santé, 17, 2018.
  • 20
    Ils doivent alors s’affilier à la couverture maladie universelle.
  • 21
    Corcuff Elodie (2019), « Les dispositions relatives aux aidants », Actualité et dossier en santé publique, La Documentation française, n° 109, pp. 27-30, p. 30.